VISAGES ANCIENS ET NOUVEAUX DE LA QUESTION DES VOCATIONS
Last Updated Date : 12 mai 2022
Published Date:7 août 2021

Le caractère maintenant clairement mondial et éclaté de la réalité catholique fait que les situations concernant les vocations au célibat consacré (diocésaines ou religieuses) sont très différentes. L’Asie et l’Afrique ont une croissance lente mais régulière tandis que les vocations ne cessent de diminuer dans l’hémisphère nord et, de façon presque analogue, en Amérique latine. Les évêques écrivent des lettres tout comme les supérieurs d’ordre religieux afin de sensibiliser davantage à la question[1]. Partout ou presque, on parle de consacrer davantage de moyens à la promotion des vocations. Mais le problème est-il vraiment un problème de communication ? Nous essaierons de donner quelques éléments de réponse, mûs par la conviction que la situation demande une analyse fouillée des réalités sociales et ecclésiales.

Nous le ferons en prêtant une attention particulière au cas de la Compagnie de Jésus. Elle n’est sans doute pas, après tout, un mauvais exemple, étant présente presque partout dans le monde et étant le principal ordre religieux masculin catholique[2]. Cela dit, c’est aussi l’ordre qui a connu la plus forte diminution depuis 1965, les jésuites passant de 36 038 à cette date (le nombre le plus élevé de leur histoire) à 14 893 en 2020. D’autres communautés sont en meilleure santé vocationnelle. Les carmes déchaux comptent le même nombre de religieux en 2019 qu’en 1965, soit 4 000. L’Église catholique dépend considérablement pour sa vie ordinaire de ses ministres ordonnés et aussi de ses religieux et religieuses qui, durant les derniers siècles, ont si fortement contribué à l’essor de la mission et des œuvres catholiques dans le monde. Comment comprendre le déclin des vocations, au moins dans les terres d’ancienne tradition catholique ? Il me semble qu’il faut prendre en compte un ensemble de facteurs, tant ecclésiologiques que sociologiques.

 

Le facteur démographique : Des familles de moins de 2 enfants

L’humanité est entrée dans une situation démographique inédite pour elle. De très nombreux pays du monde ont un indice de fécondité bien inférieure à deux (le seuil garantissant le renouvellement des générations) et la part des personnes âgées atteint des niveaux également inédits dans la longue histoire de l’espèce humaine. Est-ce un élément à prendre en compte ? Je le pense, tant les familles nombreuses ont toujours dans l’histoire été un terreau important pour les vocations. Lors d’un voyage en Inde en 2016, j’ai vu que les jésuites de plus de 60/65 ans venaient souvent de famille de 5 à 7 enfants dont, souvent, plusieurs étaient consacrés. Les compagnons trentenaires venaient assez souvent de familles de trois enfants tandis que leurs frères et sœurs avaient fréquemment un unique enfant. Même dans un pays où la vocation consacrée est très répandue et socialement valorisée, comme l’Inde, le nombre de consacrés ne peut, me semble-t-il, qu’avoir, pour ainsi dire mathématiquement, tendance à baisser.

De façon correspondante, les rares vocations en Europe viennent souvent de familles nombreuses. Pour le cas de la province d’Europe occidentale (EOF), comprenant surtout des scolastiques français, la moyenne des fratries est d’environ 4, soit plus du double de la moyenne nationale[3]. C’est d’ailleurs un des motifs d’espérance pour les vocations dans ce pays, comme dans d’autres (USA, Espagne, etc.) : Les familles catholiques y ont en moyenne nettement plus d’enfants. Leur petit nombre n’empêchera pas la population globale de ces pays de fortement diminuer dans les décennies qui viennent mais cette réalité permet de penser qu’il y aura des vocations en raison de la présence de jeunes dans les communautés pratiquantes. Plus la crise écologique mondiale prend de l’ampleur, plus de très nombreuses personnes choisiront de ne pas avoir d’enfants et plus la confiance des chrétiens dans l’accueil de la vie deviendra décisive. Mais, aussi pertinente que soit la considération démographique au plan mondial, je ne pense pas qu’elle touche au cœur de la question. D’autres éléments, plus théologiques et culturels, jouent un rôle au moins aussi important.

 

Le contexte théologique postconciliaire : La figure du prêtre fragilisée

L’Église catholique post-tridentine se reposait sur le ministère sacerdotal qui était fortement mis en avant. Cette extrême cléricalisation a abouti au souhait du Concile Vatican II de remettre en valeur le baptême, le sacerdoce commun de tous les baptisés. Il est légitime de dire que le Concile a revalorisé le rôle de l’évêque tout comme celui des laïcs mais que la réflexion sur le sacerdoce ministériel est restée inchoative. L’après concile a été suivi d’une crise profonde avec l’abandon d’un grand nombre de clercs, dans un contexte culturel et social remettant en question la tradition. Tous les engagements à vie, tant le mariage que le célibat consacré, ont été fortement remis en question. Nous y reviendrons. Le fait est que les vocations se sont raréfiées dans le monde traditionnellement catholique d’Europe et d’Amérique du Nord tandis qu’elles croissaient en Asie et en Afrique essentiellement. Dans ces régions le modèle clérical traditionnel restait très prégnant.

 

C’est ainsi que le modèle nouveau du diacre permanent marié proposé par le Concile n’a été vraiment mis en œuvre que dans les pays où les vocations diminuaient[4]. Le choix du célibat pour le Royaume est devenu de plus en plus contre-culturel en Occident alors même que des questions sur sa pertinence gagnaient du terrain dans le monde catholique majoritaire. Fallait-il remettre en question le célibat sacerdotal ? Fallait-il ordonner, à côté des célibataires, des hommes mariés ? Ne fallait-il pas revoir le modèle tridentin des grands séminaires coupés du monde ? Le cardinal Lustiger[5] était parvenu à la conclusion qu’il fallait former les séminaristes dans de petites communautés très liées aux paroisses, modèle qu’il a mis en œuvre au séminaire de Paris à partir de 1985. Il pensait en outre qu’il était nécessaire que les prêtres, même diocésains, vivent en petites communautés si l’on voulait sérieusement maintenir la règle du célibat ecclésiastique. Il s’exprima en ce sens au synode convoqué par le pape Jean-Paul II sur la formation des prêtres en 1990. C’est cette même année qu’il créa La Fraternité Missionnaire des Prêtres pour la Ville pour permettre à des prêtres diocésains de servir en équipe dans des diocèses plus pauvres, au fond une version communautaire, missionnaire et locale de l’intuition de Fidei Donum de Pie XII (1957).

Indéniablement la question de l’identité du prêtre est devenue une question réelle dans l’Église post Vatican II. De ce fait, les vocations sont nombreuses aujourd’hui, en Occident, dans les familles et milieux théologiquement proches de l’avant Concile qui ont maintenu une très haute image du prêtre. En France, une proportion non négligeable des séminaristes appartient à des groupes liés à la pratique de la liturgie tridentine ou soulignant fortement l’image traditionnelle du prêtre. Il y a une sorte d’effet ciseaux. Si les pratiquants issus de milieux plus libéraux sont moins enclins à favoriser la vocation à la vie consacrée chez leurs enfants, les pratiquants plus traditionnalistes en viennent à fournir une part de plus en plus croissante des nouvelles vocations.

Le fait que certains milieux catholiques semblent incliner vers l’ordination d’hommes mariés, ou vers l’ordination des femmes – ce qui serait certainement une mutation anthropologique et théologique de très grande ampleur – fragilise davantage ceux des jeunes catholiques qui pourraient être attirés par la vie consacrée missionnaire mais n’envisagent pas de renoncer pour autant à leur vie sexuelle. Comment choisir un mode de vie si rude et, qui plus est, si contesté ? Bref, une certaine crise théologique et ecclésiologique de la place du prêtre dans l’Église fragilise les vocations dans les milieux qui ont accueilli les réformes conciliaires le plus favorablement tandis qu’au contraire, la réaffirmation forte du rôle capital du prêtre dans les milieux traditionnalistes encourage les vocations en leur sein. Au risque de faire perdurer des formes de cléricalisme que l’on tend à dénoncer, notamment en raison de la crise des abus. Difficile en effet de parler de vocations sans parler de la crise des abus sexuels depuis plus de trente ans au premier plan des débats et des médias sur les prêtres.

 

Le cléricalisme et les abus

En effet, les dernières études sur la question des abus soulignent bien que les abus sexuels trouvent souvent leurs origines dans une culture cléricale mettant le prêtre en position surplombante, le situant comme un homme ayant autorité et ne pouvant être contesté. Pour faire le lien avec la question démographique, il a été abondamment relevé que beaucoup de cas remontant aux années 60 et 70 concernaient des bataillons de vocations très nombreuses de jeunes gens entrés très jeunes dans des petits séminaires, ou très jeunes au grand séminaire, et qui n’avaient quasiment jamais eu de contacts durables avec l’autre sexe. Il y avait tout une sacralité autour de la figure du prêtre. Lorsqu’on se penche sur le cas de certains abuseurs notoires, comme les frères Marie Dominique et Thomas Philippe ou Marcial Maciel, on constate que la figure du prêtre était fortement sacralisée dans leurs milieux et que cela a favorisé la permanence des abus.

Comment mettre en avant la figure sacerdotale de façon plus évangélique et moins cléricale ? Comment parler aujourd’hui à des jeunes catholiques de la vocation et de sa grandeur après tant d’excès de sur-idéalisation et tant d’abus pratiques ? Un certain nombre de jeunes, en Occident, peuvent légitimement se demander s’ils seront bien aidés spirituellement et humainement à persévérer dans leur choix. Et c’est là qu’intervient un autre facteur peu mentionné dans les documents sur les vocations. La question de la persévérance.

En effet, on aurait pu penser qu’après la grande crise cléricale de la décennie 1968-1978, qui a vu partir des milliers de prêtres et de consacrés, une plus grande attention à l’accompagnement des vocations, la généralisation des vocations plus tardives, la personnalisation plus grande des parcours de formation, conduiraient à un bien moins grand nombre de départs. Or, le fait est que les départs continuent à se produire à un rythme soutenu. Et pas seulement pour l’un ou l’autre diocèse ou ordre religieux. Cela se produit presque partout. Si l’on prend le cas de la Compagnie de Jésus, on constate que, de 2011 à 2020, sur ces dix dernières années, elle a connu en moyenne 270 départs par an. Lorsqu’on compare au nombre d’entrées (400 par an en moyenne sur la même période), on voit la part d’hémorragie que cela représente. Serait-ce que la formation serait négligée ou l’accompagnement spirituel mal fait et peu présent ? Je ne le pense pas. C’est un vrai souci des supérieurs majeurs et des responsables de la formation. Et toutes les congrégations et diocèses connaissent des départs non négligeables. Des facteurs culturels pèsent qui rendent la persévérance plus difficile.

Les jeunes d’aujourd’hui, comme leurs frères et sœurs mariés, se sentent moins liés par des engagements pris devant Dieu. Ils acceptent plus facilement que ces derniers soient remis en question. Et le regard de ceux qui restent est généralement bienveillant. On leur souhaite bonne route sur leur ‘nouveau chemin’ de façon très naturelle. Certes, on pourrait considérer, qu’à la différence du mariage, aucun tiers humain n’est ‘lésé’. Mais ce serait une erreur tant les départs affectent tout le corps. Et pourquoi trouve-t-on si normal que tant de jeunes longuement accompagnés, tant de jeunes prêtres qui ont eu tout le loisir de faire de nombreuses retraites sur leur vocation, abandonnent leur premier engagement ? Un engagement mûrement réfléchi et décidé envers Dieu ? Il ne semble pas non plus que beaucoup le fassent alors qu’ils seraient menacés par une dépression profonde ou par la conscience d’une grave erreur de discernement initial. Non, ils disent qu’il est temps de tourner la page, qu’ils ont fait le tour, qu’ils n’ont plus les ressources pour continuer[6], que l’engagement au célibat leur pèse trop, qu’une nouvelle perspective attractive s’ouvre.

On constate d’ailleurs aussi ce phénomène dans certaines séparations de couples mariés, où ce ne sont plus tant des fautes graves ou une souffrance psychologique intense qui mènent à rompre le lien, mais le désir d’ouvrir un nouveau chapitre, un certain ennui, une insatisfaction existentielle où la quête de l’épanouissement personnel prend une place majeure. Il ne s’agit pas de blâmer des attitudes individuelles mais de repérer que c’est l’éthos général de la société dans son ensemble qui ne privilégie pas la fidélité, au sens de la capacité à tenir bon dans la difficulté, à assumer la frustration et le manque[7].

 

Le contexte culturel

Toute réflexion sur la question des vocations, tout comme d’ailleurs celle sur la préparation au mariage, doit prendre en compte la nouvelle réalité des jeunes adultes, en Occident d’abord, mais de plus en plus dans le reste du monde, en raison de la mondialisation des pratiques et des mœurs. Le psychologue américain Jeffrey Arnett réfléchit depuis 25 ans sur cette nouvelle tranche d’âge des, disons, 18/28 ans[8]. Ce ne sont plus des adolescents mais pas vraiment des adultes. Le concept de young adulthood, ou d’emerging adulthood, paraît très suggestif pour comprendre la réalité des nouvelles générations[9]. Il s’intéresse à ces jeunes, qui prolongent leurs études ou vivent encore chez leurs parents, peinent à trouver logement et travail ou qui n’envisagent pas de s’engager durablement dans un choix de vie avant leur trentaine bien entamée. Pourquoi est-ce devenu si difficile, et si long !, d’être adulte ? Il remarque que ces jeunes sont souvent incertains sur leur identité et donc, assez narcissiques (sans que cela doive nécessairement induire un jugement moral), assez instables, se sentant inadaptés aux demandes du monde des ‘adultes’. En conséquence, ils multiplient les options, les expériences et repoussent au maximum le moment d’un engagement définitif, perçu comme difficile ou inaccessible.

Il n’y a plus vraiment de rites forts d’entrée dans l’âge adulte, plus de service militaire obligatoire (pour les hommes). Dans une économie de plus en plus tertiarisée, les études se prolongent de plus en plus et la généralisation de l’éducation universitaire entraîne une inflation des diplômes qui accentue encore le phénomène pour les classes supérieures. Choisir la vie consacrée après avoir étudié pendant longtemps et vécu des expériences affectives variées apparaît plus délicat. Non pas impossible certes et les vocations tardives ont en conséquence augmenté dans le Premier Monde. Mais leur nombre restreint ne permet pas aux diocèses ou congrégations de maintenir leurs effectifs. En outre, le système de formation n’a pas vraiment été conçu pour des hommes entrant dans le parcours de formation entre 30 et 40 ans.

 

 The elephant in the room : Le tabou du renoncement

Il est frappant que peu de discours ou de documents sur la question des vocations mentionnent la place de la sexualité. Comme souvent dans l’Église catholique (mais elle n’est pas la seule), la question de la continence pour le royaume, appelée vœu de chasteté pour les religieux (en sachant que les époux sont aussi appelés à vivre chastement), est un sujet délicat. Il doit pourtant être abordé clairement et sans postures idéologiques. Toute l’évolution de la culture occidentale depuis 1968 a mis la question de l’épanouissement sexuel, comprenant la faculté de choisir ou d’assumer son identité de genre, au cœur de l’identité et des combats de l’individu. Un choix de vie, au fond ascétique et mystique, reposant sur la continence, est plus que jamais dans l’histoire, un choix radicalement contre-culturel, un choix que presque rien dans la première éducation et dans la vie courante des jeunes ne prépare. À l’exception des milieux sociologiques de facture traditionnaliste, qui mettent leur point d’honneur à maintenir les conceptions anciennes de la virginité avant le mariage et de la valorisation de la vie consacrée. Plus la société dans son ensemble met l’épanouissement sexuel au cœur de ses valeurs, plus les quêtes spirituelles valorisent une mystique très intimiste et privée, des pratiques de méditation destinées à accompagner l’individu dans sa quête de bien être personnel, plus le choix volontaire et tranquille du statut de vœu de chasteté devient difficile.

On présente souvent la vocation comme un choix positif, de grande aventure pour le Christ et le Royaume. On montre des images de jeunes accompagnant des réfugiés ou des enfants des rues, ou alors d’un groupe escaladant des montagnes et faisant du sport. Fort bien mais il est impossible de nier la dimension de renoncement à soi-même que demande la vie consacrée. Le théologien espagnol Gabino Uribarri a remarquablement énoncé cela dans un texte d’une grande densité qui mériterait d’être mieux connu intitulé Le Célibat du Seigneur Jésus et les vocations[10]. Il observe qu’il est extrêmement rare que les prédicateurs et formateurs fassent le lien entre l’engagement thaumaturgique et social de Jésus, son service du Royaume de Dieu, avec son engagement dans le célibat pour le Royaume. Il va jusqu’à dire : « À s’en tenir à la manière de vivre la foi en Jésus que laissent transparaître nombre de chrétiens engagés, on a l’impression que leur image du Christ ne serait pas du tout différente, si celui-ci n’avait pas été célibataire. Bien plus, j’irais même jusqu’à inclure dans ce groupe de chrétiens un certain nombre de religieux, de religieuses et de prêtres ». Il appelle un chat un chat : « Le célibat est une des notes d’identification les plus évidentes de la vie religieuse. Il va contre la culture et contre la nature ».

G. Uribarri cherche à redonner du poids à cette formule provocante très certainement employée par Jésus pour parler de ce choix eschatologique pour le Royaume : celle « d’eunuques pour le Royaume ». Les eunuques étaient tenus dans le plus grand mépris dans le monde antique et méritaient à peine le nom d’hommes. L’assumer ou l’accepter pour soi-même est une incroyable affirmation de la part de Jésus. « Jésus l’eunuque surgit tout à fait en contre-courant, de façon scandaleuse, dans ce contexte culturel et religieux. Aussi, le célibat de Jésus ne pouvait-il être quelque chose de marginal dans sa foi, à saveur, pour nous, d’anecdote ou de fait divers. Tout au contraire : nous nous trouvons face à une des options les plus mûries, les plus fermes, les plus claires, les plus provocantes, les plus novatrices et décisives de Jésus. Pour lui, à l’origine de son option pour le célibat, il doit y avoir ce qui pour lui s’est révélé central : son sens du Royaume et son sens de Dieu. Le célibat de Jésus jaillit du centre de sa vie et de son message ».

 

Urgence du Royaume et choix mystique

On ne peut séparer l’annonce du Royaume de Dieu de ce choix existentiel fait par Jésus. Comme le percevait S. Kierkegaard avec acuité, l’Église du Christ ne saurait être elle-même sans comporter la possibilité du célibat consacré[11]. En d’autres termes, la seule chose qui puisse faire qu’un croyant fasse ce choix aujourd’hui comme hier, est le fait qu’il partage ce sens brûlant de l’urgence apostolique, qu’il fasse siens les sentiments intérieurs de Jésus, qu’il accepte la mort et la mort de la croix, l’humiliation personnelle et sociale, l’absence de tendresse sexuellement exprimée et l’absence de descendance. C’est un choix qui ne peut être gagé que sur une expérience intérieure de nature mystique analogue à celle du Christ lui-même. En ce sens, la pastorale des vocations, selon l’expression consacrée, ne peut avoir pour but qu’une seule chose : permettre à un jeune de faire une expérience spirituelle intime[12] à ce point-là puissante du Christ que toutes les autres réalités créées palissent en comparaison.

C’est le Royaume qui est premier, c’est Dieu dans sa majesté et son incomparable existence qui est premier. Comme l’écrit encore G. Uribarri : « Jésus n’explique pas son célibat à partir du caractère fonctionnel de l’annonce du Royaume : il n’est pas célibataire parce que dans cet état il est plus libre pour se déplacer d’un endroit à un autre ou plus libre pour se consacrer à la prière : il est célibataire parce que les temps sont accomplis ; il est célibataire en raison du caractère eschatologique de son annonce du Royaume, non en raison de la nécessité de se consacrer plus substantiellement et plus vigoureusement à cette annonce. C’est ainsi que je comprends le passage de Matthieu : ‘Il y a des eunuques qui se sont eux-mêmes rendus tels en vue du Royaume des Cieux’ (Mt 19,12). Pour exprimer dans leur vie et dans leur chair la présence du Royaume parmi nous comme la réalité la plus grandiose, la plus vaillante, la plus définitive, qui relativise tout le reste ».

Sans doute les vocations naîtront comme naturellement dans les familles et communautés croyantes dans lesquelles la foi et le service de Dieu sont la valeur première, qui assument leur choix contre-culturel. Il s’agira alors, dans le contexte social culturel global, très corrosif envers toute affirmation religieuse (du moins en Europe)[13], pour ces milieux d’éviter d’entrer dans une logique de repli néo-orthodoxe ou traditionnaliste où la marginalisation dans le monde deviendrait une valeur en soi. Quel est l’enjeu pour l’Église ? que le choix pour le célibat ne provienne pas d’abord de la logique sociologique de certains milieux pour se maintenir comme une contre-culture vivante mais bien davantage d’un sens aigu du Royaume, d’une foi née et nourrie par des expériences intérieures fortes, analogues à celles que les Exercices Spirituels cherchent à faire vivre au retraitant. Au fond, il s’agit pour Jésus comme pour nous, d’une question spirituelle, mystique : « Jésus a vécu une séduction de la part de Dieu qui a rempli sa vie et son âme, qui l’a absorbé tout entier, s’est emparé de son cœur, le rendant vitalement incapable de concilier la mission reçue de Dieu, sa relation tendre et affective avec son Père, et les autres dimensions, saines et bonnes, de la vie. Sur un mode mystique Dieu s’est emparé de tout son être et de toutes ses aspirations et c’est là-dessus que Jésus a concentré toute son affectivité, pour s’ouvrir aux gens de toutes catégories ».

La question des vocations consacrées n’est pas d’abord une question de communication ou de moyens. Elle met l’Église catholique face à la question brûlante de son fonctionnement institutionnel et quotidien. Veut-elle garder le prêtre comme clef de voûte de son système ministériel tout en éliminant les risques de cléricalisme et d’abus de pouvoir ? Comment peut-elle continuer à proposer un chemin de formation à la fois dans des pays occidentaux où les vocations sont rares et bien différentes de ce qu’elles étaient voilà un demi-siècle, à la fois plus âgées et plus traditionalistes, et dans des pays à la population encore jeune et avec une image encore classique du prêtre ? Quelle place accorde-t-elle aux religieuses, dont le nombre baisse également fortement, et qui posent la question de la place des femmes dans la vie de l’Église ? À noter que, si mon propos porte surtout sur les hommes, l’absence de discours théologique est encore plus frappante pour les religieuses[14].

Au temps de Jésus déjà, le célibat pour le Royaume n’était en rien un choix facile ou répandu. La réaction des disciples à la façon dont Jésus en parlait est significative. Si nous sommes à peu près certains qu’un bon nombre des premiers apôtres étaient célibataires et itinérants, il est non moins clair qu’un bon nombre de responsables de communautés étaient mariés comme le disent explicitement les lettres pastorales. Et dans la suite de l’histoire, la mise en place du célibat clérical ne se fit jamais de façon évidente ou incontestée. D’une certaine façon ce sont sans doute les 19ème et 20ème siècles, siècles de forte croissance démographique et d’encadrement clérical plus fort, qui furent ceux où celui-ci fut le plus choisi et vécu par bon nombre de prêtres. Cette époque est révolue.

 

Conclusion

Le contexte ecclésiologique, théologique, démographique et sociologique qui a favorisé le choix évangélique pour le célibat par un grand nombre de consacrés a connu durant les dernières décennies une mutation radicale et il n’y aura pas de retour en arrière. Tout discours réaliste sur les vocations doit prendre acte de ce fait. Comment certains pourront faire encore le choix de la vie consacrée, malgré son aspect de plus en plus exigeant, tant socialement qu’ecclésialement ? Il s’agit au fond d’un choix mystique, radical, contre-culturel, qui ne peut se nouer que dans la prière la plus intime, dans la relation entre une personne et son Seigneur. C’est pourquoi tout ce qui favorisera l’intimité priante d’un jeune avec le Christ contribuera à rendre ce choix, de soi crucifiant, possible et aimable. La question de la formation des jeunes catholiques, de l’adolescence à la young adulthood, devient un élément clef de l’équation. Quels lieux de formation favoriseront la maturité affective et la constitution d’une colonne vertébrale, à même d’aider à tenir sereinement dans des choix de vie définitif.

On le voit, la question de la vocation consacrée est inséparable de celle du mariage et toutes deux ont à voir avec la question de la formation et de l’éthique des vertus dans une société où les choix requis par le Royaume sont devenus plus contre-culturels qu’ils ne le furent jamais. Comment des sociétés vieilles, ayant pour valeur l’épanouissement individuel et le consumérisme, où les jeunes peinent à trouver leur identité, peuvent-elles encore nourrir des jeunes capables d’un don de soi radical ? Et, surtout, comment faire pour que la réduction des croyants catholiques à de petits noyaux fervents et néo-orthodoxes ne fasse pas que la seule solution qui finisse par s’imposer sur le terrain, soit le retour, nécessairement réactionnaire, à un ancien modèle tridentin ? Prendre à bras-le-corps la question des vocations consacrées dans l’Église catholique suppose d’analyser rigoureusement les sociétés actuelles au plan démographique, sociologique et culturel. Cela amène aussi à se poser des questions radicales, d’ordre théologique et ecclésiologique, qui portent sur la conception même que l’Église a d’elle-même. Cela engage probablement à découvrir une nouvelle manière de proposer la vocation dans sa radicalité et sa fraîcheur évangélique. Nous n’avons pas sans doute fini d’écrire le Concile Vatican II dans la chair de l’Église.

 

 

[1] C’est ainsi que le Préposé Général de la Compagnie de Jésus a écrit une lettre sur ce thème le 12 avril 2021.

[2] Pour peu de temps car, si l’on prolonge les courbes, les Salésiens de Don Bosco (14 476 en 2020) devraient devenir le premier ordre religieux catholique d’ici deux ou trois ans.

[3] Parallèlement, la part des vocations provenant de convertis ou d’une famille peu engagée augmente aussi, surtout chez les plus âgés.

[4] Dans certaines régions d’Amérique Latine, le diaconat permanent est apparu comme une réponse possible aux besoins d’évangélisation des peuples autochtones. Mais, dans ce cas, il ne s’agissait pas de baisse mais d’absence des vocations au sacerdoce.

[5] Archevêque de Paris de 1981 à 2005.

[6] A noter que les jeunes prêtres, plus rares et souvent surchargés, sont souvent affectés par le burn-out. Cf. Giorgio Ronzoni (ed.), Ardere, non bruciarsi. Studio sul ‘burnout’ tra il clero diocesano, Padoue, EMP, 2008, e Pascal Ide, Le burn-out: une maladie du don, Paris, Quasar, 2015.

[7] Dans un pays comme la France, le grand nombre de vocations venant des mouvements scouts font penser que le scoutisme doit être une bonne école de renoncement et d’apprentissage d’une vie ‘pour’ les autres.

[8] Cf. Jeffrey Jensen Arnett, “Emerging adulthood: A theory of development from the late teens through the twenties”, American Psychologist 55 (2000) 469–480. Cf. aussi J. J. Arnett, Adolescence and emerging adulthood: A cultural approach, Boston, Prentice Hall, 20104.

[9] Il est intéressant de noter que le terme français ‘adulescent’ a été créé par des publicitaires pour designer, de façon plus crue, cette tranche d’âge. L’équivalent italien ‘adultescenti’ me semble peu usité. Cf. Massimo Ammaniti, Adolescenti senza tempo, Milano, R. Cortina, 2018.

[10] Cf. Gabino Uribarri Bilbao, « Le Célibat du Seigneur Jésus et les vocations », Promotio Justitiae 59 (1995) 25-27. Toutes les citations suivantes proviennent de ce texte. Il est toujours étonnant de constater que des jeunes qui pensent au sacerdoce ont pensé à une vocation, ont eu une expérience personnelle de Dieu (consolation) très jeune.

[11] Il faut rappeler qu’il existe une distinction entre consécration religieuse et sacerdoce presbytéral. Le célibat est intrinsèque à la vie religieuse mais la relation est d’une autre nature pour le sacerdoce presbytéral. En ce cas, il s’agit moins d’une nécessité absolue que d’une convenance théologale profonde.

[12] Il est toujours étonnant de constater que des jeunes qui réfléchissent au sacerdoce (ou à la vie religieuse) ont pensé à une vocation, ou ont eu une expérience personnelle de Dieu (consolation), souvent très jeunes.

[13] Mais l’évolution aux USA est très rapide cette dernière décennie avec la part des sans religion passant de 15 à 26 % de la population. Cf. https://www.pewforum.org/2019/10/17/in-u-s-decline-of-christianity-continues-at-rapid-pace/.

[14] Comme me l’a fait observer une moniale relisant ces lignes. La question des vocations religieuses féminines demanderait un article spécifique.