VERS LA « RENCONTRE MÉDITERRANÉENNE » DE MARSEILLE Entretien avec le cardinal Jean-Marc Aveline
Last Updated Date : 15 septembre 2023
Published Date:31 août 2023
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Avec le cardinal Jean-Marc Aveline, nous respirons à pleins poumons l’air de la « Mare Nostrum » où se mêlent les parfums du Nord et du Sud, d’Orient et d’Occident. Déjà au temps où il avait en charge la formation dans son diocèse de Marseille, la théologie était chez lui chemins de dialogue avec les différentes expériences humaines et religieuses dont la cité phocéenne est comme un concentré cosmopolite.

Originaire du sud de la Méditerranée, – Sidi-Bel-Abbès en Algérie alors française, – enfant, puis prêtre de Marseille, théologien – fondateur de l’Institut de science et de théologie des religions, intégré à l’Institut catholique de la Méditerranée, – il est archevêque depuis 2019, et créé cardinal en 2022. De par ses engagements et sa réflexion, il incarne cette “théologie de la Méditerranée” esquissée par le pape François.

Il répond à nos questions avec la simplicité profonde d’un pasteur et la chaleur d’un enfant du Sud.

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Vous avez invité le Pape François à Marseille le 23 septembre pour conclure les Rencontres Méditerranéennes (18-24 septembre 2023). Ce sont les troisièmes du genre. De quoi s’agit-il ?

 

Il s’agit d’un processus de communion entre les évêques des diocèses riverains de la Méditerranée. Ce processus, initié par la Conférence épiscopale italienne, a permis à une quarantaine d’évêques de se réunir à Bari en février 2020, puis une nouvelle fois à Florence en février 2022. Mais plus largement encore, ce processus s’inscrit dans l’esprit des voyages méditerranéens du Pape François qui, de Lampedusa (2013) à Marseille (2023), en passant par Tirana, Sarajevo, Lesbos, Le Caire, Jérusalem, Chypre, Rabat, Naples, Malte, etc. s’est engagé à faire de cette mer, un message d’espérance pour tous. À Bari, le Pape avait tenu des propos qu’il nous faut continuer de méditer : « La Méditerranée a une vocation particulière : elle est la mer du métissage, ‘culturellement toujours ouverte à la rencontre, au dialogue et à l’inculturation réciproque’. »

 

Les rencontres qui ont déjà eu lieu, comme celle à venir à Marseille, poursuivent donc le même objectif : permettre aux évêques de la Méditerranée d’être réunis pour avancer ensemble, en méditant la Parole de Dieu, en s’écoutant mutuellement à propos des défis auxquels sont confrontées leurs Églises mais aussi des ressources sur lesquelles elles peuvent s’appuyer, et en tentant de discerner ce à quoi l’Esprit les appelle au service des peuples confiés à leur ministère.

 

 

Quelles sera l’originalité de la rencontre de Marseille ?

D’abord, alors qu’à Florence, des maires d’une soixantaine de villes méditerranéennes avaient été invités, en hommage à Giorgio La Pira, à Marseille, nous avons fait le choix d’inviter plutôt des étudiants et des jeunes professionnels du pourtour méditerranéen, de toutes nationalités et de toutes religions, ayant accepté de travailler ensemble et avec les évêques. Nous recevrons ainsi, entre autres, des jeunes Israéliens et des jeunes Palestiniens, des jeunes Grecs et des jeunes Turcs, des jeunes Algériens et des jeunes Marocains, etc. Il y aura aussi quelques jeunes migrants qui prendront part à nos travaux. Ces soixante-dix jeunes (environ) seront à Marseille pendant toute une semaine, du dimanche 17 au dimanche 24 septembre, avec un programme pédagogique adapté, et à partir du mercredi soir, ils accueilleront les évêques (soixante-dix environ), venant eux aussi de presque tous les pays du pourtour méditerranéen.

 

 

Les jeunes et les évêques vont venir de tout le pourtour méditerranéen ?

 

Oui, c’est une autre originalité. Ils viendront des cinq rives de la Méditerranée : Afrique du Nord, Proche-Orient, mer Égée et mer Noire, péninsule des Balkans et Europe du Sud. Cela promet des échanges complexes, mais denses et fructueux, pour lesquelles nous adopterons une méthode synodale : méditation de la Parole de Dieu, écoute mutuelle, discernement commun et élaboration de pistes d’action, en recueillant notamment les réflexions des étudiants et jeunes professionnels présents avec nous. En échangeant nos « bonnes pratiques », nous essaierons aussi de nous donner les moyens d’un processus de réflexion et d’action pour les années à venir.

 

Enfin, troisième originalité, ces Rencontres méditerranéennes de Marseille seront accompagnées d’un festival pour faire goûter cet événement à un public plus large, par une très large palette de concerts, de pièces de théâtre, des rencontres interreligieuses, de conférences-débats, de veillées de prière, dont la célébration d’un shabbat ouvert à tous dans la grande synagogue de Marseille, avec également un grand banquet solidaire rassemblant autour de la Cathédrale des personnes en précarité et aussi des personnes migrantes, etc.

 

 

Comment s’inscrit la présence du Pape ?

 

Le 23 septembre, le Pape François viendra clôturer l’assemblée des évêques et la session des jeunes, lors d’une séance de travail au Palais du Pharo. Avant cela, il sera monté à la Basilique Notre-Dame-de-la-Garde, pour confier tout ce processus à l’intercession de la Vierge Marie. Il aura également participé à un temps de recueillement devant une stèle en hommage aux marins et aux migrants disparus en mer, en présence des représentants des autres confessions et religions. Le samedi après-midi, il célèbrera une messe ouverte à tous au stade Orange Vélodrome. Le lendemain dimanche, Journée mondiale du migrant et du réfugié, le cardinal Czerny, préfet du Dicastère pour le service du développement humain intégral, présidera la messe de clôture à la Cathédrale.

 

 

Vous parlez de méthode synodale. En quel sens ?

 

Disons que nous avançons peu à peu de manière synodale. Je tiens beaucoup à ce que le Peuple de Dieu soit associé à cet événement. D’abord par la prière : je lancerai le 8 septembre une neuvaine de prière qui prendra fin juste avant l’ouverture des Rencontres. Cette neuvaine, portée entre autres par l’application Hozana, permettra à de nombreuses personnes de s’associer par la prière à l’événement. Nous essaierons de laisser l’Esprit Saint habiller nos cœurs pour qu’ils soient au service de ce que Dieu voudra donner à son Église et au monde à travers ce qu’il nous sera donné de vivre tout au long de cette semaine.

 

Ensuite, nous avons organisé, le jeudi soir, une vingtaine de rencontres entre des paroisses du diocèse et des participants méditerranéens, jeunes et évêques, afin que chacun se sente concrètement concerné par ce que vivent, parfois de manière bien douloureuse, les peuples et les Églises du pourtour méditerranéen. Car la synodalité s’apprend d’abord par la rencontre, pas par les idées !

 

Enfin, la célébration d’une messe avec le Pape François au stade Orange Vélodrome sera, à n’en pas douter, un grand moment de recueillement et de joie, de communion et de paix. Près de deux mille bénévoles sont déjà à pied d’œuvre pour que tout cela se passe le plus sereinement possible.

 

 

Tout ce dispositif est au service, de problèmes et de défis locaux, ayant cependant, comme pour l’Amazonie, un impact universel ?

 

Exactement. En Méditerranée se rejoignent trois continents. Sur ces rivages sont nées les trois grandes religions monothéistes et se sont développés, tout au long de l’histoire, de nombreux échanges mais aussi de graves et récurrents conflits. Aujourd’hui, les pays de la Méditerranée sont confrontés à des problèmes socio-politico-religieux dont l’ombre portée dépasse largement l’espace géographique méditerranéen. Je pense au conflit israélo-palestinien, aux oppositions sunnites-chiites, aux tensions entre l’Arménie et la Turquie ou entre le Maroc ou l’Algérie. Comment ne pas évoquer aussi la situation dramatique des personnes migrantes, les difficultés économiques et sociales auxquelles sont confrontées les populations de nombreux pays riverains, les menaces que fait peser sur tout cet espace le dérèglement climatique actuel, avec tous les problèmes environnementaux qui en découlent, notamment l’accès à l’eau, et encore la fragilisation des relations entre croyants de religions différentes, etc. ?

 

Toutes ces situations sont vécues en Méditerranée mais concernent l’humanité tout entière.

 

 

Quelles sont ces préoccupations communes aux pays du pourtour méditerranéen pour lesquelles les chrétiens peuvent apporter leurs contributions et jouer un rôle de ferment au service d’une fraternité qui prend corps avec les plus vulnérables ?

 

Les préoccupations sont celles dont nous venons de parler, même si, peut-être, d’autres s’ajouteront au fil des échanges pendant la semaine. Quant à la contribution des chrétiens, il me semble qu’elle doit être avant tout de l’ordre de l’espérance. Si nous sommes conscients des périodes douloureuses, des blessures entre les peuples et les religions qui ont marqué l’histoire et encore le présent de l’espace méditerranéen, nous ne souhaitons pas qu’elles soient le seul prisme de notre lecture du passé et de notre approche de l’avenir : la Méditerranée, par bien des aspects, est restée encore aujourd’hui un lieu d’échanges, de dialogue, de rencontres. Cet espace est, en effet, imprégné d’un héritage anthropologique et philosophique immense, d’une sagesse et d’une compréhension de l’humain issues des grandes civilisations et des grandes traditions spirituelles qui sont nées et se sont développées sur ses rivages. Il existe une mémoire heureuse de la convivialité méditerranéenne, le souvenir d’une coexistence paisible et féconde. Beaucoup voudraient effacer cette mémoire heureuse pour la remplacer par la peur, afin de mieux imposer leur domination et leur idéologie. Mais nous, nous témoignons que, si les menaces sont réelles, le bien aussi est à l’œuvre, à travers une mosaïque de personnes et d’actions.

 

 

Quelle peut être la contribution des chrétiens face à la peur ?

 

Face à la tentation de la peur, la contribution des chrétiens consiste surtout à témoigner de l’espérance que leur donne leur foi en Jésus Christ. Une espérance qui n’est pas naïve, mais concrète et attentive. Une espérance qui n’est pas évasion, mais présence et souvent résistance. Une espérance qui n’est pas utopie, car elle entraîne avec elle foi et charité. Selon l’auteur de l’épître aux Hébreux, l’espérance est comme une ancre marine (Hb 6, 19) que la foi en la Résurrection du Christ nous invite à jeter dans l’au-delà du temps, afin que, fermement arrimés à elle, en ces jours qui sont les derniers, nous puissions témoigner de l’amour dont Dieu aime le monde, accueillir l’audace et la liberté dont cet amour est la source. L’espoir, c’est ce que je bâtis aujourd’hui en me projetant en vue d’un avenir meilleur ; l’espérance, théologiquement, c’est autre chose : c’est, à partir de la fin, apprendre à regarder mon présent et infléchir mon action pour corriger ce qui doit l’être. Voilà donc la mission du chrétien : avancer dans le monde « comme s’il voyait l’invisible » (Hb 11, 27) et entraîner avec lui, par sa prière et le témoignage de son espérance, tous ceux que le Seigneur lui donne pour compagnons de route.

 

 

Vous avez rencontré le successeur de Pierre pour préparer cette étape supplémentaire de son long pèlerinage méditerranéen. Comment s’est passé cet échange entre l’évêque de Rome et l’évêque de Marseille ?

 

Lors de conversations que j’ai eues avec le pape François, j’ai pu lui expliquer l’originalité de Marseille, ses richesses et ses pauvretés, et échanger avec lui sur les enjeux pastoraux auxquels nous sommes confrontés et la manière dont, humblement, nous essayons d’avancer. Il a compris que Marseille se trouvait sur l’une de ces périphéries qu’il affectionne, entre Europe et Méditerranée, porte de l’Orient et porte de l’Occident, marquée à la fois par beaucoup de pauvretés et aussi par beaucoup d’espérance. De son côté, l’ancien président de la Conférence épiscopale italienne, le cardinal Bassetti, qui avait initié les rencontres de Bari et de Florence, m’avait dit son désir que le processus puisse se continuer hors d’Italie. C’est ainsi qu’avec son successeur, le cardinal Zuppi, nous avons fait l’hypothèse d’accueillir ces rencontres à Marseille et le pape m’a assuré de son soutien et de sa disponibilité.

 

Mais le pape ne vient pas à Marseille pour qu’on regarde le pape : il vient pour qu’avec lui, nous regardions la Méditerranée, ses défis, ses ressources et la mission qui incombe aux disciples du Christ dans cette région du monde.

 

 

Le pape François à Naples (juin 2019) et à Bari (février 2020) a proposé une “théologie de la Méditerranée”. Comment Marseille s’y intègre-t-elle ?

 

Dans le discours de Naples auquel vous faites allusion, le pape avait posé les questions que se doit de prendre en charge une théologie chrétienne élaborée depuis les rivages de la Méditerranée et adaptée au contexte dans lequel elle se déploie : « comment prendre soin les uns des autres au sein de l’unique famille humaine ? Comment alimenter une coexistence tolérante et pacifique qui se traduise en fraternité authentique ? Comment faire prévaloir dans nos communautés l’accueil de l’autre et de celui qui est différent de nous parce qu’il appartient à une tradition religieuse et culturelle diverse de la nôtre ? Comment les religions peuvent-elles être des chemins de fraternité au lieu de murs de séparation ? » Ces questions, qui sont aussi à la racine du document sur la fraternité humaine que le pape a cosigné avec le grand imam d’Al-Azhar, habitent également les chrétiens d’une cité comme Marseille. Tout le travail de l’Institut de sciences et théologie des religions, que j’avais fondé en 1992 à la demande du cardinal Coffy, est orienté par ces questions.[1]

 

 

Cette théologie “dans le contexte méditerranéen” est avant tout une théologie de l’accueil, de l’écoute et de la miséricorde. À cent lieues d’une réflexion abstraite, elle donne droit de cité à la piété populaire ?

 

Dans une lettre au chancelier de l’Université pontificale catholique d’Argentine, le pape François, se laissant inspirer par la parabole du Bon Samaritain, expliquait que « même les bons théologiens, comme les bons pasteurs, ont l’odeur du peuple et de la rue et, avec leurs réflexions, ils versent l’huile et le vin sur les blessures des hommes ». Cette remarque s’applique tout particulièrement à celles et ceux qui exercent le ministère de théologiens sur les rivages de la Méditerranée. La mer nous est commune, mais les situations sont souvent bien différentes. Cette mer du métissage est aussi une mer de grande violence, d’autant plus dangereuses que les replis identitaires se font plus meurtriers. C’est la raison pour laquelle le travail théologique en Méditerranée est aussi un travail forgé dans la compassion, c’est-à-dire un travail qui ne s’élabore pas « en chambre », mais à même la vie, dans une proximité réelle avec les personnes opprimées, avec les nouveaux esclaves de notre époque, avec les nombreuses victimes des injustices sociales. Une bonne théologie chrétienne, le pape le rappelle souvent, doit se faire « à genoux », non seulement pour prier, mais pour laver les pieds. Instinctivement, le peuple de Dieu le sait. J’ai souvent remarqué que les jeunes d’aujourd’hui ont compris, comme par instinct, que c’est en passant par la porte du service des pauvres qu’ils ont le plus de chance de trouver le chemin du sens de leur vie et peut-être celui de la suite du Christ. C’est cela, le flair et la foi du peuple, qui s’exprime dans la piété populaire.

 

À Marseille, une vénérable et antique tradition fait de ceux que l’Évangile désigne comme « les amis » de Jésus, saint Lazare et sainte Marie-Madeleine, les fondateurs de la première communauté chrétienne de notre cité. Encore aujourd’hui, chaque 2 février au matin, pour la fête de la Chandeleur, nous mettons en scène cette arrivée de l’Évangile à Marseille par la mer. Et le peuple sait bien que cette tradition nous oblige à nous souvenir que, non seulement, c’est toujours par d’autres, venus d’ailleurs, que nous recevons l’Évangile, mais aussi que, tout spécialement à Marseille, nous devons témoigner que l’amitié, celle que Jésus partagea avec ses hôtes à Béthanie, est le meilleur vecteur de l’annonce de l’Évangile, parce qu’elle ouvre au dialogue et à la compassion.

 

 

En son temps, Jorge Bergoglio titrait une de ses conférences : “Jésus est dans la Ville” (25.08.2012)[2]. Votre volonté d’associer les Marseillais à ces rencontres, est-ce aussi une manière d’attester que “Dieu est vivant dans la ville, intimement mêlé à tous et à tout” ?

 

Cette conviction fut celle de femmes et d’hommes aux intuitions prophétiques, comme Madeleine Delbrêl, bien sûr, mais aussi ce frère marseillais qu’elle venait visiter à La Cabucelle, Jacques Loew, que Karol Wojtyla, lors d’un passage dans notre ville, alors qu’il était étudiant à Rome, avait aussi voulu rencontrer, tant il a contribué au renouveau de la mission de l’Église en France. Mais je voudrais surtout évoquer ici Jean Arnaud, que j’ai connu quand il était curé de la Belle-de-Mai et qui m’a beaucoup marqué.[3] Pour ce prêtre de Marseille, chaque pasteur est appelé à être un « théologien de quartier », un « starets des carrefours », dans les rues et sur les places, pour peu qu’il veuille bien inscrire son expérience pastorale dans la longue Tradition théologique et spirituelle de l’Église. Et Jean Arnaud a aidé de nombreux prêtres à relire leur ministère à la lumière des Pères de l’Église. Au fond, est pastoral tout ce qui n’a d’autre but que de travailler à la vigne du Seigneur, selon la mission ecclésiale que l’on a reçue, et dans le petit espace où elle est appelée à se déployer, en communion avec tous les autres ouvriers, même ceux « qui ne sont pas du même bercail », ou encore ceux de « la dernière heure », car si « l’Esprit se manifeste d’une manière particulière dans l’Église et dans ses membres (…) sa présence et son action sont universelles, sans limites d’espace ou de temps. »[4]

 

Notre mission de chrétiens, non seulement au cœur des villes mais en tous lieux, est alors de coopérer avec cet Esprit Saint, plutôt que de nous essouffler à vouloir souffler à sa place, ce que nous sommes trop souvent tentés de faire. C’est pour cette raison que, dans le cadre des Rencontres méditerranéennes, nous avons tenu à associer les personnes impliquées au sein des autres confessions chrétiennes et des autres religions, mais aussi le monde associatif, économique, culturel, tous ceux qui s’engagent, chacun à sa façon, au service de la fraternité et de la paix à Marseille et en Méditerranée. C’est l’Église qui est à l’initiative de cet événement, mais elle ne saurait envisager sa mission de façon isolée.

 

 

Prégnant à ce dialogue suscité par l’Église, il y a la conviction que l’Esprit est déjà à l’œuvre dans toutes les personnes du pourtour méditerranéen ?

 

Du pourtour méditerranéen… et d’ailleurs : toute femme, tout homme est une sœur, un frère, pour qui le Christ est mort et en qui l’Esprit de ce même Christ travaille. Je cite encore saint Jean-Paul II dans Redemptoris Missio, au numéro 28 : « L’Esprit Saint est présent et agissant, non seulement dans les personnes mais aussi dans l’histoire, dans les sociétés, dans les cultures et dans les religions. » C’est la raison pour laquelle l’Église doit apprendre à coopérer avec l’Esprit Saint. C’est lui, le premier responsable de la mission. Cela ne réduit en rien le commandement missionnaire que le Christ nous donne : l’Esprit Saint a besoin d’une Église de témoins. Ayant eu à accompagner théologiquement l’engagement de l’Église dans le dialogue interreligieux, j’ai mesuré l’importance de cette Église de témoins. Car si le dialogue, mal compris, n’était que le paravent d’un refus d’annoncer l’Évangile au prétexte d’une relativisation de toutes les religions, il faudrait s’en démarquer. Mais si l’évangélisation, mal comprise, devenait l’étendard d’une volonté de conquête pour imposer des « valeurs chrétiennes » en négligeant la présence et l’action de l’Esprit, il faudrait également s’en démarquer ! Évangéliser ne se fait pas selon une méthode de marketing ! C’est une rencontre en vérité, dans l’épaisseur de la vie. Évangéliser, c’est confier l’Évangile à quelqu’un, comme on confie un trésor, comme on confie son cœur. Cela ne se fait pas à coups de slogans, mais dans le long apprentissage de l’amitié.

 

 

… et que l’Église est au service de l’amour dont Dieu aime le monde ?

 

« Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son propre fils » (Jn 3,16). Pour moi, c’est déterminant, parce que cela indique que la mission de l’Église est d’être au service de l’amour dont Dieu aime le monde. L’évangéliste ne dit pas « Dieu a tant aimé l’Église », mais « le monde ». Cela appelle l’Église à un incessant travail de décentrement, qui est le lieu de sa conversion. Car si l’Église est au service de la relation entre Dieu et le monde, cela veut dire qu’elle n’a pas son centre de gravité en elle-même, ni même dans une relation privilégiée qu’elle entretiendrait avec Dieu. Son centre de gravité, c’est dans la relation de Dieu avec le monde qu’il se trouve. Et cela la décentre d’elle-même. C’est ainsi qu’elle est, comme dit le concile, « le sacrement universel du salut » (Lumen gentium 1), un salut qui la dépasse (elle n’en est que le signe) mais aussi qui la requiert (elle en est le moyen), selon la définition d’un sacrement : à la fois signe et moyen de la grâce de Dieu.

 

Du reste, chaque fois que l’Église, dans son histoire, s’est trop centrée sur elle-même, trop préoccupée de sa propre survie, trop inquiétée de la persistance de ses structures, elle s’est épuisée et a failli à sa mission. Quand je vois des prêtres ou des laïcs courir après les recettes de ce qui « marche bien », lorgner les courbes de croissance de leurs assemblées dominicales comme le roi David avait lorgné avec orgueil vers la gloire d’un recensement, quand je vois des communautés religieuses faire de leur apparente réussite numérique le critère d’une prétendue fidélité évangélique, je leur conseille de ne pas oublier ce travail de décentrement, indispensable à la santé de l’Église et à son perpétuel travail de conversion. Une pauvreté offerte est bien plus féconde qu’une prospérité orgueilleuse ! C’est le message indépassable du mystère pascal.

 

 

Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit allumé ! (Jn 12,49) : “Chers frères Cardinaux, dans la lumière et dans la force de ce feu marche le Peuple saint et fidèle, dont nous avons été tirés, de ce Peuple de Dieu, et auquel nous avons été envoyés comme ministres du Christ Seigneur. Qu’est-ce que ce double feu de Jésus dit en particulier à moi et à vous, le feu vif et le feu doux ?” Comment vivez-vous cette question de toute une vie posée par le Pape François lors du consistoire du 27 août 2022 ?

 

Cette homélie m’a beaucoup touché, non seulement parce qu’elle fut prononcée lors d’un moment important de ma propre histoire, mais aussi parce qu’elle rejoint, par beaucoup d’aspects, la façon dont le Seigneur, lentement, et en ne se lassant jamais de mes faiblesses et de mes péchés, m’avait habillé le cœur pour ce grand jour de ma vie. Le pape distingue, pour mieux les mettre en relation, le feu puissant, la vive flamme qui vient de Dieu comme un violent coup de vent, qui purifie, régénère et transfigure tout, et le feu de braises, que Jésus lui-même prépare, comme un feu de camp, afin de créer pour ses disciples l’environnement familier et intime d’une relation d’amitié. Dans ma vie, j’ai souvent fait l’expérience qu’on a besoin de ces deux feux pour vivre dans l’ambiance de l’Évangile et le transmettre à d’autres : le feu d’artifice, qui attire le regard, comme une « première annonce », visible et belle, qui s’expose et invite : « venez et vous verrez » (Jn 1, 39) ; et le feu de cheminée, qui réchauffe les cœurs, accompagne les longs silences, recueille les confidences et consolide l’amitié : « que veux-tu que je fasse pour toi ? » (Lc 18, 41). Ce qu’il faut rejeter, parce qu’il trouble l’Église, c’est le feu de paille, celui de la séduction, qui ne tient jamais ce qu’il semble promettre et n’est ainsi qu’orgueil et tromperie, à l’origine de tant d’abus !

J’avais aussi remarqué, en lisant l’Évangile de Jean, que le mot anthrakia, par lequel l’évangéliste désigne le feu de braises que Jésus allume au bord du lac (Jn 21, 9), est aussi utilisé pour désigner le feu auprès duquel se chauffait Pierre lorsque, par trois fois, il renia le Christ (Jn 18, 18). Comme pour unir, dans un même regard d’amour, le pécheur et le pardon. Comme pour signifier qu’il n’y a pas de zèle apostolique enflammé sans la mémoire de la douceur chaleureuse du pardon de Dieu. Ou, pour le dire avec saint Jean de la Croix, qu’il n’y a pas de « vive flamme » qui ne soit « d’amour » !

 

 

[1] Ce travail est accessible grâce à la revue semestrielle, Chemins de dialogue, que nous avions créée dès juin 1993 et que j’ai dirigée pendant de nombreuses années. Elle en est à sa soixante-et-unième livraison et constitue aujourd’hui un outil de référence reconnu sur toutes les questions théologiques et pastorales relatives au dialogue interreligieux. En 1996, j’ai décidé de compléter la revue par des ouvrages en fondant les Publications Chemins de dialogue (près d’une quarantaine de livres parus à ce jour). Plus tard, en 2018, sont nés, en plus de la revue et des publications, les Cahiers Chemins de dialogue (quatre opuscules par an).

[2] Cf. Jorge Bergoglio/Pape François, Seul l’amour nous sauvera, Ed. Parole et Silence, 2013.

[3] Cf. Jean-Marc Aveline, Jean Arnaud, théologien de quartier à Marseille, Marseille, Publications Chemins de dialogue, 2013.

[4] Redemptoris missio 28.