UN PONT PRATICABLE Entretien avec Mgr Stephen Chow, sj, évêque de Hong Kong
Last Updated Date : 31 octobre 2023
Published Date:14 juin 2023

J’ai rencontré l’évêque Stephen Chow en octobre 2016, lors de la 36e Congrégation générale de la Compagnie de Jésus. À l’époque, je cherchais des jésuites qui pourraient écrire sur la Chine dans La Civiltà Cattolica à partir d’une expérience de première main, et je lui ai demandé s’il avait des noms pour moi. Peu de temps après, il est devenu Provincial des jésuites en Chine et notre conversation s’est poursuivie. J’ai toujours reçu de lui des avis équilibrés et sages, capables de saisir la situation chinoise et pleins d’un grand amour pour l’Église et le pays. Nous avons eu l’occasion d’approfondir notre conversation lors de certains de ses voyages à Rome et quand, à mon tour, je me suis rendu à Pékin, où j’ai donné des conférences au The Beijing Center et à l’Académie des sciences sociales.

 

Du 17 au 21 avril, vous êtes allé à Pékin à l’invitation de Mgr Joseph Li Shan, qui est également à la tête de l’Association catholique patriotique chinoise. L’invitation vous avait été faite dès 2022, mais le voyage a dû attendre la levée des restrictions anti-covidiques19. Quelle était l’origine de cet appel ? Y avait-il une raison précise ?

L’invitation de Pékin m’a été transmise par le diocèse, via un intermédiaire. Nous avons pris un moment pour discerner et, en attendant, il m’a fallu du temps pour me familiariser avec le diocèse de Hong Kong, car 2022 était ma première année en tant qu’évêque. Toutefois, les deux diocèses avaient déjà des rapports dans la passe : par exemple, deux de leurs séminaristes avaient été envoyés à Hong Kong pour étudier la théologie, et un prêtre diocésain de Hong Kong était l’assistant spirituel de séminaristes du diocèse de Pékin. La demande de reprise de contact après la pandémie ne semblait donc pas surprenante.

 

Si je ne me trompe pas, il s’agit de la première visite de l’évêque de Hong Kong à Pékin après le retour de l’ancienne colonie britannique à la Chine en 1997. Le Global Times l’a qualifié d’« historique ». Quels ont été vos sentiments lors de cette visite ? Quels en sont les principaux fruits ?

Ce n’était pas mon premier voyage à Pékin, mais le premier que je faisais en tant qu’évêque de Hong Kong. Je visitais The Beijing Center au moins une fois par an en tant que membre du conseil d’administration, puis comme Provincial de la Province jésuite chinoise.

Franchement, je ne pense pas que mon voyage ait été « historique », mais qu’il s’est inscrit dans la continuité du voyage à Pékin effectué par le Cardinal John Baptist Wu en 1994. Il était alors évêque de Hong Kong. Comme je l’ai dit à plusieurs reprises, notre diocèse a reçu du pape Jean-Paul II la mission d’être une « Église pont ». Cette idée d’être un pont a été évoquée pour la première fois par le vénérable Matteo Ricci.

Bien qu’un canal officiel ait été établi entre les départements d’État respectifs du Saint-Siège et de la Chine depuis l’instauration de l’accord provisoire, nous considérons notre voyage du 17 avril comme un pont, au niveau diocésain, entre Pékin et Hong Kong. Le contact personnel entre les prélats des deux diocèses et la reprise de la coopération dans plusieurs domaines ont été les fruits les plus notables de cette visite. La collaboration que nous avons convenue, fortement souhaité par les deux parties, nous donne l’espoir et la détermination de travailler ensemble.

 

Depuis 2018, il y a un « accord provisoire » entre le Saint-Siège et la République populaire de Chine sur la nomination des évêques, comme vous l’avez dit. Cependant, tous les diocèses n’ont pas leurs propres évêques.

Environ un tiers des diocèses de Chine continental attendent leurs nominations épiscopales respectives.

 

Le transfert de Mgr Shen Bin de Haimen à Shanghai et, avant cela, l’installation de Mgr John Peng Weizhao, évêque de Yujiang, comme évêque auxiliaire de Jiangxi, ont fait craindre une rupture de l’accord du côté chinois. Qu’en pensez-vous ?

À mon avis, l’accord n’est pas mort comme certains semblent le suggérer. Toutefois, les divergences de vues entre les deux parties sur l’assignation d’évêques à d’autres diocèses pourraient être un facteur à mieux comprendre. Ainsi, si des discussions plus régulières et plus approfondies ont été organisées pour l’avenir, des éclaircissements pourront être apportés.

 

Se souvient-on encore de Mgr Aloysius Jin Luxian ? Sa mémoire a-t-elle toujours un sens ? Son magistère de pasteur peut-il inspirer la vie de l’Église aujourd’hui ?

Le diocèse de Shanghai vient de commémorer le dixième anniversaire de la mort de Mgr Jin Luxian le 27 avril, exprimant sa gratitude pour l’énorme contribution et l’influence qu’il a données à l’Église en Chine. Plus de 60 concélébrants, plus de 70 religieuses et près de 1 000 laïcs ont participé à la Messe. Cela me semble un message significatif quant à l’importance de Mgr Jin pour l’Église en Chine 10 ans après sa mort.

Mgr Jin était aussi très respecté par le gouvernement chinois. Grâce à sa volonté de travailler avec le gouvernement, ses multiples compétences linguistiques et ses contacts en dehors de la Chine, il a pu relier l’Église approuvée par le gouvernement à l’Église universelle et au monde. À cette époque, sa présence pastorale était aussi un stimulant pour l’Église en Chine qui l’aida à se développer et à s’épanouir.

 

Comment comprendre la « sinisation » de l’Église ?

J’ai l’impression que l’Église sur le continent essaie encore de comprendre quel sens la sinisation devrait avoir pour elle-même. À ce jour, elle n’est pas parvenue à une conclusion définitive. Il serait donc important que nous dialoguions avec eux dans le cadre de rencontres-séminaires, afin de réfléchir aussi ensemble le sens et les implications de « l’inculturation », qui répond certainement à certaines de leurs inquiétudes face à la sinisation. Et en retour, nous apprenons d’eux ce que la sinisation peut signifier de leur point de vue.

Selon l’un des responsables gouvernementaux que nous avons rencontrés pendant le voyage, la sinisation ressemble à notre concept d’inculturation. Donc, je pense qu’il vaut mieux ne pas sauter aux conclusions sur la sinisation pour l’instant. Il serait plus utile de poursuivre un dialogue sur le sujet.

 

L’alors cardinal Joseph Ratzinger, dans la préface de la traduction chinoise de son livre-entretien Le sel de la terre, se demandait : « Un christianisme asiatique ou chinois apparaît-il un jour, tout comme un christianisme grec et latin est né dans la transition du judaïsme au paganisme ? Qu’en pensez-vous ? Avec quel apport spécifique de la pensée et de la culture chinoises le christianisme pourrait-il s’incarner dans le catholicisme universel ?

Plutôt que le langage des « droits », nous préférons mettre l’accent sur la culture de la « dignité » et un sens sain du « devoir » envers la communauté, la société et le pays. Il est de notre devoir de promouvoir et d’assurer la dignité des autres, pas seulement la nôtre. Cela dit, la Chine aussi, comme le reste du monde, doit apprendre à mieux faire pour promouvoir la dignité de tous chez elle et à l’étranger, même s’il faut reconnaître qu’elle a fait un travail extraordinaire pour éliminer la pauvreté matérielle et l’analphabétisme dans le pays.

 

La vision géopolitique mondiale actuelle, et en particulier dans les relations entre l’Occident et la Chine, semble imposer une division dichotomique du monde, selon le modèle « bons et mauvais ». Qu’en est-il de l’unité dans la pluralité ? Et du « dialogue » promu par le pape François ?

J’ose dire qu’il devrait y avoir un dialogue sur la compréhension et les hypothèses qui doivent régir le processus de dialogue entre les parties engagées. Les cas du Jiangxi et de Shanghai justifieraient un tel dialogue sur dialogue.

Une autre valeur chère aux Chinois est « l’harmonie ». Harmonie entre les différents intérêts, parties, parties engagées, en faisant une communauté de coexistence pacifique et de soutien mutuel. Cela diffère quelque peu de notre conception de l’unité dans la pluralité, qui permet un certain degré d’unicité et d’indépendance d’entités différentes, mais unies par des intérêts ou des préoccupations communs. Mais l’harmonie et l’unité s’opposent certainement toutes deux à la culture de domination et de pouvoir excessif, qui semble aujourd’hui favorisée par le monde politique.

 

À votre arrivée à Pékin, il y a eu un moment de prière avec Mgr Li Shan dans la cathédrale Saint-Sauveur. Une image du père jésuite Matteo Ricci, missionnaire en Chine entre les XVIe et XVIIe siècles, avait été placée devant l’autel. Sa mémoire est-elle vivante en Chine ? Quel peut être son enseignement pour l’Église en Chine aujourd’hui ?

Matteo Ricci est toujours connu et respecté en Chine, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Église. Il est très respecté par les catholiques en Chine et est également tenu en haute estime par les intellectuels chinois. Même le président Xi a rendu hommage à Ricci dans l’un de ses discours à la communauté internationale. Certes, la proclamation de Matteo Ricci comme vénérable a été très favorablement accueillie. Et prions pour sa béatification et sa canonisation, qui seront sûrement applaudies avec joie en Chine.

Aujourd’hui encore, en Chine, les enseignements de Matteo Ricci sur l’amitié, sur l’inculturation du christianisme, sur le dialogue entre interlocuteurs et sur le rôle de pont restent dans les mémoires.

 

Peut-on être un bon citoyen et un bon chrétien en même temps ? Les chrétiens doivent-ils être patriotes et aimer leur pays ?

Comme je l’ai écrit dans mon récent article, « Loving Our Country or What? » (Aimer notre pays ou quoi ?), l’amour pour notre pays fait partie de l’enseignement de l’Église catholique. Le point de départ est l’affirmation bien connue de Jésus : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mc 12,17). Cela implique que, pour nous citoyens et chrétiens, les deux domaines sont nécessaires et ne s’excluent pas mutuellement. De plus, dans le Catéchisme de l’Église catholique, au nº 2239, on lit ceci : « Le devoir des citoyens est de contribuer avec les pouvoirs civils au bien de la société dans un esprit de vérité, de justice, de solidarité et de liberté. L’amour et le service de la patrie relèvent du devoir de reconnaissance et de l’ordre de la charité. La soumission aux autorités légitimes et le service du bien commun exigent des citoyens qu’ils accomplissent leur rôle dans la vie de la communauté politique ».

Quel est le plus grand atout d’un pays ? Sans aucun doute, ses habitants. Ainsi, aimer son pays, c’est aimer ceux qui y vivent, en particulier ses citoyens et ses résidents. Quant à l’Église, sa plus grande richesse en ce monde ne doit pas être les édifices ecclésiastiques, mais le Peuple de Dieu. L’amour requiert des sujets concrets ; il ne peut pas s’arrêter à des notions. Par conséquent, aimer notre pays signifie que la dignité de son peuple doit primer. Je crois que tout gouvernement responsable doit avoir cette mission en tête, même si les approches choisies peuvent varier en raison de divers facteurs externes.

Cela dit, les gens peuvent jouir d’une vie « bonne » quand leur gouvernement remplit sa mission. Si ce n’est pas le cas, le contraire se produit. Il est donc souhaitable qu’il y ait une ouverture au dialogue entre le gouvernement et l’Église. Pour le bien du pays, nous devrions aider le gouvernement à s’améliorer.

 

À quels défis l’Église de Hong Kong est-elle confrontée ? Vous et le cardinal Pietro Parolin l’avez définie comme une « Église pont ». En quel sens ?

J’ai déjà dit à plusieurs reprises qu’être un pont n’est pas du tout romantique. Pour qu’un pont remplisse son rôle, les gens devront le traverser à pied, et les voitures aussi devront le traverser. Sinon, construire un pont serait complètement inutile. Le défi consiste donc à faire face aux attaques et aux critiques provenant de toutes parts. Certains estiment que leurs intérêts et leurs préoccupations seraient compromis par la volonté de construire un pont. Je comprends ces appréhensions, et je ressens de l’empathie pour ceux qui les vivent. L’alternative est de ne rien faire et de maintenir le statu quo, sans possibilité d’écoute et de compréhension mutuelles. Mais cela implique une profonde méfiance et des actes offensants contre ceux qui sont perçus comme « mauvais ».

Par conséquent, en ce qui concerne une « Église pont », le plus grand défi consiste à relier les différentes parties opposées, à les aider à se percevoir comme des personnes humaines désireuses d’être entendues et comprises. Les aider à écouter leurs homologues avec respect et empathie, dans l’espoir que cela atténuera leur inconfort et/ou favorisera la collaboration.

 

Le pape François a exprimé à plusieurs reprises son amour pour la Chine et aussi le désir de s’y rendre. Comment sa figure est-elle perçu dans le pays ?

Beaucoup de catholiques ont de l’estime pour le Saint-Père et apprécient ce qu’il fait pour l’Église en Chine. Les évêques que j’ai rencontrés au cours de ce voyage ont une attitude positive à son égard. En revanche, ceux qui sont contre l’accord provisoire semblent avoir des préjugés vis-à-vis du pape François.

Il n’y a pas de statistiques sur la proportion d’admirateurs et d’opposants. Mais d’après ce que j’ai vu et lu, ainsi que d’après l’attitude des catholiques que j’ai rencontrés pendant le voyage, je dirais qu’une grande majorité des catholiques en Chine est fidèle au pape François et espère que l’accord provisoire apportera des résultats changements souhaités pour leur Église, notamment une rencontre entre le pape François et le président Xi.

Le gouvernement chinois aussi a beaucoup de respect pour le pape François. Ses membres apprécient particulièrement son ouverture d’esprit et son inclusivité. On pense que son amour pour l’humanité dans son ensemble coïncide avec les valeurs que le président Xi a épousées lorsqu’il a souhaité que l’humanité soit une « communauté de destin partagé ». Puisque le pape François a exprimé son amour pour le peuple chinois et son espoir de visiter la Chine, il ne serait pas surprenant que le gouvernement chinois veuille également que cela se réalise. Nous prions pour que cela se fasse, non seulement pour le pape François ou la Chine, mais pour le monde.

 

Le pape François promeut un cheminement de synodalité dans l’Église, invitant tous ses membres à s’écouter les uns les autres et, plus encore, à apprendre à écouter l’Esprit Saint qui nous guide sur notre chemin. Dans votre homélie à la Cathédrale du Très Saint Sauveur, vous avez dit que l’Esprit Saint est le Dieu d’unité et non de la division. Comment cette vision peut-elle inspirer une collaboration et des échanges plus intenses dans la communion d’amour au sein de l’Église en Chine ?

Il reste à voir si mon homélie inspirera une collaboration et des échanges plus intenses dans la communion d’amour au sein de l’Église en Chine. Mais le thème de la synodalité a été clairement présenté dans les rencontres avec les différents responsables et institutions de l’Église lors de notre voyage, et il a semblé bien accueilli. Cependant, la façon dont elle est pratiquée dépendra du contexte local. Nous devons tous apprendre et comprendre ce que la synodalité signifie pour nous, dans nos contextes culturels et sociopolitiques.

Cependant, je peux dire une chose avec confiance : la collaboration et les échanges entre le diocèse de Pékin et celui de Hong Kong vont se poursuivre et s’approfondir. Comme les évêques et le gouvernement m’encouragent à visiter d’autres diocèses en Chine continentale, j’y vois une invitation à développer davantage notre synodalité avec l’Église en Chine.