« TROUVER UN SENS À L’AVENTURE DU MONDE ». La nostalgie des valeurs
Last Updated Date : 21 septembre 2021
Published Date:2 juin 2020

Le Card. Christoph Schönborn, archevêque de Vienne, reprenant quelques réflexions de Benoît XVI, a parlé du monde laïque comme de cette culture dont l’hypercriticisme, en particulier à l’égard de l’Église, révèle la nostalgie de quelque chose de grand et de pur, indissolublement lié au cœur de l’homme[1].

Pour les chrétiens, l’observation n’est pas nouvelle. Cependant, cela reste toujours vraie, même en temps de sécularisation : non seulement la nostalgie de ce qui l’Église enseigne et que pour la plupart des gens semble être tombé en désuétude, mais également la nostalgie de tout ce qu’il faut pour que l’homme respecte la conscience d’autrui et fonde une société civile. Il s’agit des valeurs qui sont à la base du travail commun. Dans la construction d’objectifs communs et, mieux, dans la résolution de problèmes concrets, l’apport de la pensée laïque et de la dimension religieuse peut s’enrichir mutuellement par le témoignage et la comparaison de valeurs qui ont des origines différentes et qui convergent vers un objectif commun[2].

S’il y a nostalgie de valeurs, cela veut dire qu’il y a une crise des valeurs et, bien sûr, sur le plan culturel, cela remonte, comme à une cause non secondaire, à la dissociation consommée entre les activités humaines et la dimension religieuse. L’analyse du phénomène faite par Max Weber est toujours d’actualité et se situe en amont des formules actuelles de « désenchantement du monde », « épuisement du royaume de l’invisible », « sécularisation », etc. L’identité moderne est « habitée de plus en plus par la précarité des certitudes fondatrices, par un questionnement des principes originels tenus, pendant des siècles, pour acquis. Si la société du passé se caractérisait par un code dans lequel les aspects religieux et métaphysiques assumaient un rôle essentiel pour l’interprétation de l’histoire et de la nature, le monde contemporain conteste dramatiquement tout cela, à commencer par la période qui a suivi les Lumières[3] ».

On peut voir en cette précarité des certitudes fondamentales l’origine du modèle de société prôné par un indifférentisme apatride : pas de racines, pas de liens, pas d’identité, une société composée uniquement d’individus, de consommateurs qui prétendent que chaque désir est immédiatement reconnu comme un droit[4]. Dans un tel contexte, parler de valeurs apparaît comme le regret inaudible d’âmes perdues, désorientées, rétrogrades, les seules sensibles au vide éthique qui semble s’être désormais imposé.

Mais les bonnes nouvelles ne manquent pas. Une publication récente pose à nouveau le problème du rôle que les valeurs éthiques jouent encore dans l’espace public[5].

La culture de la modernité s’est formée après la tragédie des guerres de religion en Europe. Depuis lors, pour réduire le danger de convictions absolues qui cherchent à s’imposer, toute valeur, métaphysique, religieuse, a été exclue, de façon tout ausii absolue, du discours public et confiné à la sphère privée des individus. C’est ça la laïcité libérale.

En conséquence, c’est-à-dire en raison de la privatisation des valeurs qui ne sont plus acceptables dans le débat public, des questions éthiques et morales ont été retirées du dialogue social, qui a ainsi perdu tout intérêt et tout engagement à débattre et évaluer le vrai et le faux, le juste et l’injuste. Aujourd’hui, il semble que des voix tendent à amener la « théorie des valeurs » sur une base rationnelle au sein même de la politique, afin que la société redevienne sensible à une humanitas trop longtemps isolée dans la sphère privée.

 

Morale laïque ou libérale

Nous voulons nous arrêter sur la privatisation de la valeur de « foi » et de la morale qui en découle. À ce sujet, il pourrait être utile de reprendre une controverse qui, vers la fin des années 1980, opposait Luigi Firpo, historien de l’Université de Turin, à Ernesto Galli della Loggia, historien de l’Université de Pérouse et commentateur renommé de politique intérieure, tous deux laïcs[6].

Galli avait parlé de la « grande bataille des valeurs », en partant de la « défaite historique du communisme » et la « crise de la gauche » – c’est-à-dire de l’adhésion dogmatique et presque religieuse que la gauche demandait alors à ceux qui partageaient ses idées – et, en même temps, du « nouveau dynamisme du catholicisme » et du « renouveau des grands idéaux religieux », qui fascinait l’« attrait » de beaucoup de jeunes vers un comportement éthique « fondé sur le fait que l’humain à quelque chose qui dépasse son essence purement tangible ».

Pour Firpo, cette « aspiration religieuse profonde et peut-être inconsciente », est un péché mortel pour un laïc, car « on ne peut se dire laïc que si, tout en garantissant à chacun la liberté religieuse la plus complète, on considère que les problèmes du monde, en grande partie causés par l’homme, doivent être résolus par l’homme, c’est-à-dire par la raison ». Le vrai laïc est celui qui professe la morale dictée seulement par la raison, même s’il est tolérant envers ceux qui pensent différemment. Le besoin qu’ont les jeunes de se battre pour des valeurs idéales pourra se réaliser dans la poésie, dans les sciences, dans les arts, dans la solidarité humaine, dans des entreprises courageuses.

Plus tard, toujours pour défendre la moralité laïque, Firpo s’invita dans le dialogue sur le même sujet entre Norberto Bobbio et Mgr Sandro Maggiolini, évêque de Côme[7] : « Je ne nie pas l’influence, lorsqu’on fait germer la foi chrétienne dans les âmes, des questions qui hantent quiconque s’arrête pour peser le sens ultime de notre existence. Je sais bien que l’attitude religieuse de tous les peuples et de tous les âges a été encouragée par le caractère éphémère de nos vies, par les innombrables maux qui nous assaillent, par l’incertitude sur nos origines et le destin du monde : de “ce grand mystère de l’univers”, que la science nous révèle de plus en plus analytiquement, comme illimité et incompréhensible, toujours plus loin de l’expérience humaine, c’est-à-dire indifférent et étranger ».

« Cependant, le laïc se tient aux faits : avec la théorie de l’évolution, il a essayé de répondre à notre existence biologique actuelle ; et avec la théorie des bouillons d’hydrocarbures chauds dans les mers primitives, il a proposé des hypothèses sur la première formation d’êtres monocellulaires capables de se reproduire ».

Et il conclut : « Seul l’absurde a besoin de foi, car pour percevoir le raisonnable la raison suffit ». Bref, le réductionnisme biologique et le déterminisme associés au néoilluminisme de la culture moderne, c’est-à-dire au scientisme.

En ce qui concerne les valeurs qui transcendent la rationalité, il est clair que Firpo répète Freud dans l’essai Comportements obsessionnels et pratiques religieuses ou Nouvelles leçons introductives à la psychanalyse, où « la religion est une illusion et tire sa force du fait qu’elle correspond à nos désirs instinctifs ». Plus encore, Freud va « considérer la névrose obsessionnelle comme un équivalent pathologique de la pratique religieuse et considérer les névroses comme une religion individuelle et la religion comme une névrose obsessionnelle universelle[8] ».

 

Absence et nostalgie

La culture dominante n’a nullement abandonné le dogme de la modernité selon lequel l’homme et le monde sont suffisamment explicables par la seule raison. Au contraire, on pense généralement qu’une telle conception est renforcée par ce que la technoscience a déjà produit et produira encore. Et que les arts et l’altruisme ne sont que de nobles expériences qui consoleront l’homme face à son incapacité à répondre aux questions sans réponse qu’il continue néanmoins à poser tout en célébrant ses triomphes immanents sur la terre. Les arts, en particulier, consolent l’homme laïc qui trouve sa lumière dans la seule raison ; mais, s’ils atténuent la consternation générée par la recherche d’un sens à l’existence humaine, ils sont incapables d’expliquer pourquoi des léopardiens sont liés à notre bref passage individuel sur terre. De plus, le nihilisme répandu, avec l’insignifiance déclarée de la solution métaphysique et religieuse, donne tout sens à la recherche elle-même et à la reconnaissance de valeurs qui dépassent le pur empirisme des choses et le positivisme juridique et politique[9].

Il n’est donc pas surprenant que, dans la culture laïque elle-même, apparaît ce que nous pourrions appeler « l’espion de la nostalgie ». Ce n’était pas un théologien, mais un physiologiste distingué de l’Université de Padoue, qui a écrit : « Le besoin inaliénable se présente de postuler sans confirmation réelle un monde voulu et donné par un Dieu, un monde où les responsabilités sont valorisées, où la douce souffrance envers l’art, la poésie, la conscience de penser sont presque complètement remplacées par la révérence et la peur envers un Père qui sait vraiment tout et voit tout, qui nous relève de la terre d’où nous venons[10] ».

De son côté, Massimo Cacciari, reprenant la pensée de Max Weber, a dénoncé l’absence de fins que le sociologue allemand craignait déjà comme l’aspect problématique du processus de rationalisation et de technicisation du monde. Au seuil de l’époque contemporaine, le processus de mondialisation de l’Europe s’est fait en se définissant lui-même en fonction d’objectifs culturels et spirituels, sans jamais être séparés par la volonté et des perspectives hégémoniques. Elle a promu certaines valeurs : la valeur de l’État de droit pour surmonter l’anarchie des guerres de religion, la valeur du droit international. Le processus de rationalisation et de mondialisation devait conduire à l’affirmation de valeurs, c’est-à-dire de fins universelles.

« Comment apparaît le caractère “terrible” que le processus a assumé aujourd’hui ? L’absence de fin. Quelle est sa valeur ? La croissance continue de la richesse produite dans le monde. La valeur est devenue un terme avec une signification exclusivement économique. La prophétie nietzschéenne a-t-elle été accomplie et nous sommes-nous transformés parfaitement en de semi-barbares ?[11] »

André Comte-Sponville est un philosophe qui se déclare athée. Bien sûr, il pense que ce qui valorise vraiment l’être humain ne dépend pas de savoir s’il croit ou non en Dieu mais bien de l’amour et de la justice dont il est capable. L’Occident chrétien n’existe plus, puisqu’un Français sur deux est athée ou agnostique et un sur quatorze est musulman. Mais on ne peut pas vivre sans valeurs. Ainsi, s’impose le devoir de rester fidèle aux valeurs que nous avons reçues de la tradition chrétienne, purifiées – pour ainsi dire – par la foi de l’Église, et avec l’engagement à les transmettre à ceux qui viendront après nous. Il est discutable d’accepter l’idée que les valeurs créées par la foi puissent être vécues historiquement quand elles ont été détachées de leur fondement. Mais de toute façon. « Le grand avantage que nous offre la laïcité est précisément de nous permettre de communiquer dans le cadre de ces valeurs communes sans nous opposer de façon primaire et stérile à la foi des uns, à la foi différente des autres ou au manque de foi des tiers[12] ». Il semble que l’auteur, qui est français, craint aujourd’hui le retour d’une nouvelle nuit du Saint-Barthélemy !

Geno Pampaloni avait dit quelque chose de semblable dans une interview. Renversant l’avertissement de Bonhoeffer, qui exhortait les chrétiens à vivre « comme si Dieu n’existait pas », Pampaloni, un laïc, a demandé aux laïcs de vivre « comme si Dieu existait[13] ». N’y a-t-il pas ici une nostalgie tacite des valeurs chrétiennes ?

La même nostalgie a été exprimée il y a des années par un physicien, Giuliano Toraldo di Francia, lors d’un congrès sur Teilhard de Chardin : « Je suis agnostique, mais en lisant les travaux de ce scientifique jésuite, je comprends sa tentative de trouver un sens à l’aventure du monde et à notre vie. Si Dieu est le nom de ce sens, moi aussi je peux prier : In te, Domine, speravi ».

 

Traduction Sœur Pascale Nau op

 

 

 

[1] Cf. Oss. Rom., 24 février 2019, 1.

[2] Cf. Relazione introduttiva al Primo Convegno Amici e Collaboratori de « il Mulino », Bologne, 2004, 12. Réimpression anastatique.

[3] A. Dall’Asta, « Arte cristiana e cultura contemporanea. Tra declino e speranza di riscatto », Civ. Catt. 2017 III 307.

[4] Cf. L. Paci, « Verona, chi ha paura della famiglia naturale ? », La Nuova Bussola Quotidiana, 14 mars 2019.

[5] Cf. L. Pennacchi, De valoribus disputandum est. Sui valori dopo il neoliberalismo, Sesto San Giovanni (Mi), Mimesis, 2018 ; G. Nicolò, « Per il rilancio dei valori », Oss. Rom., 21 février 2019, 4.

[6] Cf L. Firpo, « I laici la moralità e la ragione », La Stampa, 2 octobre 1988, 2.

[7] Cf. Id., « Ancora la morale laica », La Stampa, 15 janvier 1989, 2.

[8] Citation de G. Ravasi, dans Il Sole 24 Ore, 13 janvier 2019, 28.

[9] Cf. D. Antiseri, « La “grande domanda” e le “non ragioni” degli atei », Vita e Pensiero 101 (2018) 88-96.

[10] M. Aloisi, « Anche i gesuiti s’illudono », Belfagor 51 (1996) 278.

[11] M. Cacciare « Quando finirà il sabba delle streghe ? », Il Sole 24 Ore, 3 février 2019, 19.

[12] A. Comte-Sponville, « Ma può esistere una spiritualità atea ? », Vita e Pensiero, 101 (2018) 47.

[13] Cf. M. Marchesini, « Geno, il critico testimone », Il Sole 24 Ore, 25 novembre 2018, 22.