Mystique vraiment ? La sainte la plus célèbre au XXe siècle, sans doute. Mais mystique ? Parmi les représentations traditionnelles de l’expérience mystique, figure d’abord ce qui frappe surtout le commun des mortels : l’extraordinaire, le spectaculaire, le ‘surnaturel’. Le surnaturel se manifesterait par l’extase, le ravissement, la lévitation, les stigmates. À ce langage des corps fait écho le langage articulé, parfois obscur, venant lui aussi d’un autre monde : langage de la prophétie, de l’oracle, de la glossolalie. Sans parler évidemment des ‘miracles’ : guérisons, bilocation, etc.
Chez Thérèse de Lisieux, rien de tout cela. Pas de surnaturel constatable. Mais ce qu’elle appelle sa « petite voie », sa « petite doctrine » : ce que ses sœurs ont appelé « la voie d’enfance », alors que Thérèse elle-même n’a jamais utilisé cette expression. La « petite voie », cette consécration du banal, du quotidien, du simple, de ce qui ne sort pas des normes, bref de l’insignifiant, peut être considérée comme le chemin d’une authentique forme d’expérience mystique, une expérience accordée à notre temps.
Une sainte à succès
S’il y a, dans l’aventure de Thérèse, de l’extraordinaire et du ‘miraculeux’, il est à trouver d’abord dans le succès de librairie de l’Histoire d’une âme. Le livre est imprimé à 2000 exemplaires un an après la mort de Thérèse. Il est destiné d’abord aux autres carmels et aux amis du Carmel. C’était en effet la coutume, après la mort d’une carmélite, de diffuser dans les autres carmels et auprès des amis une « circulaire », sorte de notice nécrologique, reprenant souvent des notes et écrits de la défunte. C’est dans cet esprit que Thérèse, trois mois avant sa mort, avait rédigé, à la demande de la prieure, son dernier écrit autobiographique, le Manuscrit C. Thérèse avait pleinement conscience que le récit qu’elle faisait de sa vie serait utilisé pour la rédaction de sa notice. Il n’y a donc aucun miracle ni aucune prophétie dans les propos que tient Thérèse, dans ses derniers jours, au sujet de la publication de ce qu’elle est en train d’écrire et des effets que son écrit pourrait avoir dans les âmes. Quand elle affirme très tranquillement que cette lecture « fera beaucoup de bien aux âmes », elle pensait évidemment aux Carmélites et au réseau de leurs amis et bienfaiteurs qui recevraient sa notice nécrologique. Et elle ajoutait, sur son lit d’agonie° : « Il y en aura pour tous les goûts, excepté pour les voies extraordinaires… » (9 août 1897)
Qui pouvait alors soupçonner que ces écrits dépasseraient le cercle étroit des amis du Carmel, qu’ils auraient un tel écho et que tout un siècle s’y reconnaîtrait ? En quelques mois, les 2000 exemplaires sont épuisés. À la fin de l’année, on a vendu 4000 exemplaires ! Vingt-cinq ans plus tard, quand on décide de publier les Novissima Verba (Dernières Paroles), qui vont avoir aussi un succès immense, Histoire d’une âme a été vendu à 200 000 exemplaires, ce qui est extraordinaire pour l’époque. Déjà, deux ans après la mort de Thérèse, des pèlerins étaient venus prier sur sa tombe, on avait commencé à parler de guérisons miraculeuses et Histoire d’une âme avait été traduit en anglais. Puissance de l’écrit. Le vrai miracle, si l’on y tient, est là dans l’extraordinaire rapidité de la diffusion de la figure de Thérèse. Pendant la guerre de 1914-1918, sa photo figurait dans le portefeuille des poilus des deux camps, français et allemands.
Comment expliquer un tel succès, pour une destinée aussi brève et aussi peu spectaculaire que celle de Thérèse Martin morte à 24 ans ? On a parfois dit que le temps était venu d’une réaction au jansénisme qui avait trop longtemps corseté la piété catholique. La « voie de l’Amour » (1 Co 12-13) répondait à l’attente inconsciente de la piété populaire. L’affectivité religieuse allait pouvoir s’investir dans une figure féminine et enfantine en même temps, vierge et enfant, correspondant assez bien à la mièvrerie qui caractérise une certaine esthétique de la Belle Epoque, illustrée notamment en peinture et en littérature par le préraphaélisme et le symbolisme finissants.
Ce genre d’explication a probablement sa part de vérité. Mais le succès de Thérèse a largement survécu à la sensibilité « fin de siècle », à la réaction au jansénisme et à l’esprit victorien qui avaient empoisonné la bourgeoisie. Cinquante ans après sa mort, et jusqu’à aujourd’hui, des sensibilités chrétiennes qui ne sont pas particulièrement mièvres ni décadentes, continuent à trouver dans ses écrits des raisons de vivre et de croire. Par exemple la Mission de France, qui a tout de suite placé son existence et sa spiritualité sous le signe de Thérèse, à Lisieux en 1941. Or la Mission de France ne représente certes pas une forme de sensibilité chrétienne particulièrement confite. Thérèse (qui était déjà patronne des Missions, avec St François Xavier) a été proclamée docteur de l’Église par Jean-Paul II en 1997. Bref, c’est tout le XXe siècle qui semble reconnaître dans cette « petite fleur » (Ms C, 2) la forte sève qui peut le nourrir.
Son expérience, nous la trouvons d’abord dans ses écrits. Nous ne les lisons dans leur texte authentique que depuis une cinquantaine d’années[1]. L’Histoire d’une âme ne donnait pas le texte originel mais un mélange et un arrangement des trois écrits rédigés par Thérèse (Manuscrits A, B et C). Si l’on additionne tous ses écrits, cela fait beaucoup, surtout pour une morte de 24 ans, qui avait quitté l’école à 13 ans et qui n’était ni une intellectuelle ni même une grande lectrice, et à qui la vie du Carmel ne laissait guère de temps pour écrire (une heure par jour environ). De quoi nous entretiennent ces écritures ? Surtout d’un Dieu qui se cache dans le quotidien, le banal, dans l’insignifiance, la petitesse, le dérisoire parfois. Beaucoup, lorsqu’ils ont ouvert les écrits de Thérèse sans préparation ni commentaire, ont vu le livre leur tomber des mains. Depuis 50 ans, les historiens ont dû beaucoup travailler pour faire surgir de ces textes, apparemment mièvres, l’expérience spirituelle extraordinaire qui se dit en eux, mais entre les lignes. Pendant cinquante ans, on avait admiré Thérèse pour des raisons qui n’étaient pas toujours les bonnes[2]. Et les théologiens ne prenaient pas Thérèse au sérieux, jusqu’à ce que Urs von Balthasar écrive sur elle en 1950[3]. Rappelons les données principales de la vie de Thérèse.
Choisir tout
Deux paroles de Thérèse, célèbres, peuvent servir d’exergue à une évocation de sa brève destinée et de sa personnalité. La première a été suscitée, dans sa petite enfance, par une situation qui, dit-elle, est « le résumé de toute sa vie ». Un jour, sa sœur Léonie lui dit qu’elle veut lui faire un cadeau ; elle lui demande de choisir un objet parmi les petits trésors contenus dans une corbeille qu’elle lui présente. Thérèse s’écria : « Je choisis tout ! » et elle emporta la corbeille. Thérèse commente : « Ce petit trait de mon enfance est le résumé de toute ma vie ; plus tard lorsque la perfection m’est apparue, j’ai compris que pour devenir une sainte il fallait beaucoup souffrir, rechercher toujours le plus parfait et s’oublier soi-même ; j’ai compris qu’il y avait bien des degrés dans la perfection et que chaque âme était libre de répondre aux avances de NS, de faire peu ou beaucoup pour Lui, en un mot de choisir entre les sacrifices qu’il demande. Alors, comme aux jours de ma petite enfance, je me suis écriée : ‘Mon Dieu, je choisis tout’. Je ne veux pas être une sainte à moitié »[4].
L’autre expression de Thérèse se trouve dans le passage non moins célèbre où Thérèse évoque sa découverte de la voie de l’Amour. Elle se sent la vocation de toutes les vocations : guerrier, prêtre, apôtre, confesseur, martyr. Elle découvre alors que sa vocation contient toutes les autres : « Oui j’ai trouvé ma place dans l’Église et cette place, ô mon Dieu, c’est vous qui me l’avez donnée […] Dans le cœur de l’Église, je serai l’Amour… ainsi je serai tout… ainsi mon rêve sera réalisé !!! [5] » « Je choisis tout ! » « Je serai tout ! » Ce qui s’exprime ici, pour le psychologue, c’est, au-delà de la classique mégalomanie infantile, une formidable volonté de vie, une affirmation de soi ! L’existence de Thérèse fut un triomphe sur le désir de mort.
Désirs de mort
Jean-François Six, dans son livre sur l’enfance de Thérèse, et Jacques Maître ont bien montré le poids effrayant de la mort dans le désir des parents de Thérèse, surtout de sa mère (charge de mort inconsciente, bien sûr). Il faut se rappeler que Louis et Zélie Martin – mariés relativement sur le tard et qui se considéraient chacun comme un cas de vocation religieuse inaboutie – ont commencé par passer leurs six premiers mois de vie conjugale dans une continence absolue (par la volonté de l’un et la naïveté de l’autre, semble-t-il). Sur l’avis d’un confesseur, ils ont mis fin à cet état de choses puisqu’en treize ans Zélie a donné naissance à neuf enfants, dont cinq seulement ont survécu. Thérèse est la dernière. Elle porte le prénom d’une autre petite Thérèse, née et morte trois ans avant elle. Trois autres enfants (deux garçons et une fille) étaient également morts en bas âge. Quatre « petits anges » l’attendaient au ciel. Cette attente a beaucoup impressionné son enfance. Dans la famille, on avait très tôt la nostalgie du ciel.
Quand Thérèse est née (1873), son père avait 50 ans, sa mère 41. Zélie est épuisée par les maternités et surtout par son activité professionnelle : elle dirige une équipe de dentellières. C’est une activité dévorante et lucrative° : en quelques années – les biographes ont fait les calculs – c’est Zélie qui aura fait de son mari un rentier aisé ; mais elle se sera littéralement tuée au travail : morte à 45 ans, d’un cancer. Quatre sœurs se pressent autour du berceau de la petite Thérèse, quatre sœurs qui seront toutes religieuses elles aussi :
– Marie (du Sacré-Cœur) : 13 ans. La seconde à entrer au Carmel ; quand Thérèse aura 13 ans ;
– Pauline (Mère Agnès) : 12 ans. Elle sera choisie par Thérèse pour être sa mère de substitution. Pauline sera la première à entrer au Carmel, quand Thérèse aura 9 ans. Cet événement marquera le déclenchement de sa vocation ;
– Léonie, 10 ans. Elle sera la dernière à devenir religieuse, mais pas carmélite, visitandine, deux ans après la mort de Thérèse, après une enfance difficile et bien des hésitations sur son orientation.
– Céline (sœur Geneviève), 4 ans. Elle entrera au Carmel après Thérèse, qui sera sa maîtresse des novices.
S’il y a eu tant de morts avant Thérèse, c’est que le sein de sa mère distillait la mort. La plupart de ses nourrissons ont souffert d’entérite, une grave inflammation intestinale. Thérèse a failli en mourir. C’est une rescapée. Quand sa mère l’a conçue, elle savait déjà qu’elle avait au sein, depuis plusieurs années, la tumeur dont elle mourrait bientôt. L’enfance de Thérèse, c’est une série de victoires sur la mort. Trois, surtout, comme nous allons voir. Thérèse, c’est avant tout un formidable désir de vie.
Désir de vie
Comment a-t-elle échappé à la mort ? La première fois, en refusant le sein empoisonné de sa mère. À 15 jours, elle présente les symptômes de l’entérite. À un mois, elle est « très mal ». À 40 jours, elle refuse le sein et se meurt d’inanition. Sa mère, elle-même épuisée et folle de douleur, recourt à une nourrice, Rose Taillé, qu’elle traîne presque de force à la maison. Thérèse se jette sur le sein de Rose qu’elle tête goulûment. Elle est sauvée. Elle vivra chez Rose jusqu’à 15 mois. C’est une superbe enfant. Cette quasi-résurrection, c’est la deuxième naissance de Thérèse. Elle en connaîtra deux autres, deux autres victoires sur la mort, sur le chemin de la vraie vie.
Thérèse, en effet, n’est pas tirée d’affaire. Cette enfant déjà psychologiquement fragilisée, mais dont les premières années d’enfance manifestent une surprenante vitalité physique et morale, va perdre sa mère, emportée par son cancer, à l’âge de 4 ans. Épreuve terrible. Mais c’est plus tard que, par deux fois, se manifesteront des somatisations inquiétantes, et des guérisons surprenantes. La seconde crise se déclenche (comme par hasard !) lorsque Pauline entre au Carmel, à l’automne 1882, Thérèse a 9 ans. Pendant l’hiver, maux de tête, insomnies, éruptions cutanées. Puis maladie nerveuse : convulsions, délires. Le médecin est très pessimiste. À la Pentecôte 1883, Thérèse est guérie par la statue de la « Vierge du sourire », au-dessus de son lit. Guérison spectaculaire mais passive, victoire passive pourrait-on dire. Il n’en va pas de même de la troisième, toute psychologique et spirituelle.
La troisième crise est plus longue et progressive. Elle commence par une crise de scrupules, en mai 1885, provoquée par la retraite de rénovation de communion solennelle prêchée par l’abbé Domin dans l’école où Thérèse est élève depuis trois ans. On pourrait qualifier la prédication de ‘terroriste’ : ‘Le péché est partout !’. Thérèse a 12 ans. Elle est en proie à des scrupules torturants tournant autour de cette question : ma maladie nerveuse de l’hiver 1882 était-elle réelle ? N’ai-je pas simulé la maladie ? La Vierge m’a-t-elle vraiment guérie ? La crise se déclenche dans l’hiver 1885-86 avec des maux de tête insupportables. Elle doit quitter l’école et n’y retournera plus. À l’été 1886, c’est un autre choc en apprenant le départ de Marie, seconde mère de substitution.
En octobre, à la suite de l’imploration de ses « petits anges », elle est libérée de ses scrupules. C’est une première étape. « Mais, dit-elle, j’étais vraiment insupportable par ma trop grande sensibilité… » Pour un oui ou pour un non, la « petite reine » pleurait, puis, elle « pleurait d’avoir pleuré »[6]. À Noël 1886 survient le « miracle ». Le Bon Dieu la fit « grandir en un moment… Il me rendit forte et courageuse, Il me revêtit de ses armes… La source de mes larmes fut tarie… Ce fut le 25 décembre 1886 que je reçus la grâce de sortir de l’enfance, en un mot la grâce de ma complète conversion… »[7] Comment cela ?
Au retour de la messe de minuit. C’était le moment du rite des souliers. Elle entend son vieux père déclarer (croyant que Thérèse ne l’entend pas) : « Enfin, heureusement que c’est la dernière année… » (elle a 13 ans). Elle ne craque pas. « Refoulant mes larmes, je descendis rapidement l’escalier et comprimant les battements de mon cœur, je pris mes souliers, [etc…] La petite Thérèse avait retrouvé la force d’âme qu’elle avait perdue à 4 ans et demi et c’était pour toujours qu’elle devait la conserver ! »[8] Elle insiste sur le caractère définitif de sa conversion : « En cette nuit de lumière, commença la troisième période de ma vie, la plus belle de toutes »[9]. Le même jour, quelques heures plus tard, Paul Claudel, derrière son pilier de Notre Dame de Paris, écoutant le Magnificat des Vêpres de Noël chanté par des enfants, reçoit la foi en Dieu, la foi en ce qu’il appelle « l’éternelle enfance de Dieu ». L’enfance, Thérèse en sort. Ou plutôt, elle sort de l’infantilisme pour entrer dans la véritable enfance spirituelle.
La suite est bien connue. D’abord l’entrée au Carmel après le fameux voyage à Rome. Lorsqu’elle prend l’habit, son père est interné pour démence. Elle fait profession à 17 ans. En 1895, elle rédige le Manuscrit A : son enfance, sa jeunesse, son entrée au Carmel. À Pâques 1896, à 23 ans, elle subit sa première hémoptysie. Elle entre dans la nuit spirituelle dont elle ne sortira plus, ce qu’elle appellera son « épreuve de foi et d’espérance ». En septembre, pendant sa retraite, elle rédige, à l’intention de sa sœur Marie, le Manuscrit B (sa doctrine, sa « petite voie » : celle de l’amour). En avril 1897, commence la vie de malade. Pauline commence à prendre en note ses propos. En juin, elle est à l’infirmerie où elle écrit le Manuscrit C, deux pages par jour, au crayon[10]. Enfin, le 30 septembre 1897, elle meurt par étouffement après d’atroces souffrances.
Désirs de sainteté
« J’ai toujours désiré d’être une sainte »[11]. Chez Thérèse, étonnamment, le désir de vie a pris très tôt la forme du désir de sainteté, et de sainteté dans sa version la plus « militante » : celle de Jeanne d’Arc. Or Jeanne n’était pas encore canonisée. Depuis que l’historien Michelet l’avait tirée du purgatoire, elle était devenue une figure d’un enjeu considérable pour l’époque, dans un contexte de laïcisation, entre les catholiques et les autres. Thérèse raconte elle-même la naissance de ce désir dans ses premières lectures d’enfant : « En lisant les récits des actions patriotiques des héroïnes Françaises, en particulier celles de la Vénérable Jeanne d’Arc, j’avais un grand désir de les imiter, il me semblait sentir en moi la même ardeur dont elles étaient animées (…) Je pensais que j’étais née pour la gloire »[12]. Elle dit à son père en 1888 : « Je tâcherai de faire ta gloire en devenant une grande sainte »[13]. L’année suivante, dans un billet à une carmélite : « Demandez à Jésus que je devienne une grande sainte »[14]. On pourrait multiplier les citations[15]. Toujours : « une grande sainte ». Véhémence et persistance du désir, affirmé tranquillement et sans fard.
Il n’est pas neutre que la figure de sainte qui s’impose à elle de façon constante soit la figure de Jeanne d’Arc : femme-enfant et vaillant soldat. Thérèse est fascinée par Jeanne. Elle lui consacrera deux pièces de théâtre où elle joue le rôle de Jeanne. Il y a en elle une fibre guerrière et chevaleresque. Rappelons le passage célèbre dans lequel, réfléchissant sur sa vocation et évoquant ses « grands désirs », elle écrit : « Je me sens la vocation de Guerrier, de Prêtre, d’Apôtre, de Docteur, de Martyr, enfin je sens le besoin, le désir d’accomplir pour toi, Jésus, toutes les œuvres les plus héroïques… Je sens en mon âme le courage d’un Croisé, d’un Zouave Pontifical, je voudrais mourir sur un champ de bataille pour la défense de l’Église »[16].
Il faut prendre cela à la lettre. La petite enfant gâtée et capricieuse, la graine de névropathe, a trouvé dans ses croyances religieuses l’énergie indomptable et sereine qui lui a permis de devenir une vraie adulte, d’affronter de façon peu commune les épreuves de la vie monastique (épreuves peu spectaculaires mais usantes). Voici le portrait que trace d’elle une de ses sœurs, dans une lettre à une carmélite d’un autre monastère (Thérèse a alors 20 ans) : « Sr Thérèse de l’Enfant-Jésus. Novice et le bijou du Carmel, son cher Benjamin […] Grande et forte avec un air d’enfant, un son de voix, une expression idem, voilant en cela une sagesse, une perfection, une perspicacité de 50 ans. Âme toujours calme et se possédant toujours parfaitement elle-même, en tout et avec toutes. Petite sainte n’y touche à laquelle on donnerait le Bon Dieu sans confession, mais dont le bonnet est plein de malices à en faire à qui voudra. Mystique, comique, tout lui va… Elle saura vous faire pleurer de dévotion et tout aussi bien vous faire pâmer de rire en nos récréations »[17]. Dans ce très beau portrait de moniale, ce qui frappe, c’est la parfaite maîtrise de soi. Plus spectaculaire fut l’énergie qui permit à Thérèse d’affronter, outre la vie de communauté qui ne pardonne pas grand-chose, la souffrance physique et la mort par étouffement sans morphine.
Son courage, voici comment elle en parle elle-même dans les derniers jours. Il faut apprécier la modestie et l’humour : « On m’a tant répété que j’ai du courage, et c’est si peu vrai que je me suis dit : Mais enfin, il ne faut pas faire mentir tout le monde ! Et je me suis mise, avec l’aide de la grâce, à acquérir ce courage. J’ai fait comme un guerrier qui, s’entendant féliciter de sa bravoure, tout en sachant très bien qu’il n’est qu’un lâche, finirait par avoir honte des compliments et voudrait les mériter »[18]. Cette puissance de vie face aux pulsions de mort est au cœur de ce que Thérèse appelait sa « petite doctrine », sa « petite voie ».
La « petite doctrine »
Il est maintenant clair que la « petite doctrine » de Thérèse, sa « petite voie » n’est pas la prolongation et la consécration d’une expérience infantile. Elle passe au contraire par une rupture avec l’enfance, avec les rêves de gloire, d’héroïsme, de sainteté, de sainteté héroïque qui étaient ceux de l’enfance. Ces rêves d’héroïsme, de sainteté ont été reconnus par Thérèse comme pouvant être une façon de chercher à échapper à l’angoisse, l’angoisse de la mort, de la finitude. L’angoisse de la mort et de la finitude, et « l’humiliation » qu’elle comporte, sont regardées en face, acceptées, portées avec Jésus qui a traversé l’angoisse de la mort et de la finitude. La « petite voie », c’est la remise de soi-même au Père, la confiance faite. La renonciation à la confiance en soi. La renonciation à se considérer comme origine. Accepter de se recevoir.
La « petite voie » commence le jour où l’âme peut reconnaître, comme Thérèse, avec simplicité et jubilation : « Je n’ai pas d’œuvres ». C’est-à-dire : Je n’ai pas d’œuvres à faire valoir devant Dieu, je n’ai pas d’œuvres dont je puisse me prévaloir, je suis devant Dieu les mains vides – comme un enfant. Voilà l’expérience fondatrice, dans sa formulation « théologique » : « Je n’ai pas d’œuvres ». Cette formulation, nous la trouvons très exactement au début et à la fin des écritures de Thérèse.
Au commencement, dès la première page du Ms A, Thérèse s’interroge sur « le mystère de sa vocation, de sa vie tout entière, et surtout le mystère des privilèges de Jésus sur son âme » [19] : on ne saurait être plus synthétique, plus récapitulatif. Comment va-t-elle formuler ce mystère ? Elle emprunte sa formule à saint Paul, en Rm 9,15-16, ce qui donne, dans la traduction dont elle disposait : « Dieu a pitié de qui Il veut et Il fait miséricorde à qui Il veut faire miséricorde. Ce n’est donc pas l’ouvrage de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde »[20]. Rien de ce que je suis n’est mon ouvrage mais celui de Dieu. À l’autre bout des écritures de Thérèse, on trouve la même affirmation théologique : « Je n’ai pas d’œuvres ». « Je suis très contente de m’en aller bientôt au Ciel, mais quand je pense à cette parole du Bon Dieu : ‘Je porte ma récompense avec moi pour rendre à chacun selon ses œuvres’[21], je me dis que, pour moi, il sera bien embarrassé. Je n’ai pas d’œuvre ! Il ne pourra donc pas me rendre ‘selon mes œuvres’… Eh bien ! il me rendra ‘selon ses œuvres à Lui’ » [22].
Étonnante exégèse du verset de l’Apocalypse ! Thérèse prend tranquillement le contre-pied de la parole de Dieu. Ou plutôt, elle en fait une exégèse très libre et qui, en d’autres temps, aurait pu être taxée de luthéranisme. Dieu n’a pas besoin de nos œuvres, nous ne serons pas jugés sur nos œuvres. Cette conviction est profondément ancrée en Thérèse. On la retrouve par exemple dans le Ms B. Elle lit dans le Ps 49 : « Je n’ai nul besoin des boucs de vos troupeaux… Immolez à Dieu des sacrifices de louange et d’action de grâce ». Elle commente : « Voilà donc tout ce que Jésus réclame de nous, il n’a point besoin de nos œuvres, seulement de notre amour… Jésus ne demande pas de grandes actions, mais seulement l’abandon et la reconnaissance » [23].
Saint Paul avait écrit : « Être trouvé dans le Christ, n’ayant plus ma justice à moi, celle qui vient de la Loi, mais la justice par la foi au Christ, celle qui vient de Dieu et s’appuie sur la foi » (Ph 3,9). Ce que Thérèse retrouve, avec une audace et une sûreté de sens théologique qui risquent de nous échapper, c’est au fond la doctrine paulinienne de la justification par la foi. Le triomphe de l’amour sur la justice. C’est ainsi qu’il faut comprendre sa fameuse offrande du 9 juin 1895, son « Offrande de moi-même comme victime d’Holocauste à l’amour miséricordieux du Bon Dieu »[24]. On a pu ne retenir que ces mots de victime et d’holocauste, et s’apitoyer sur la théologie sacrificielle et victimaire, la spiritualité doloriste ‘bien de l’époque’ qui seraient sous-jacentes. En réalité, il s’agit d’une prière à la théologie très sûre : l’homme ne peut pas tenir sa justice de lui-même, mais de Dieu.
Thérèse commence par exprimer son désir de servir Dieu, de faire sa volonté, « en un mot je désire être sainte, mais je sens mon impuissance et je vous demande, ô mon Dieu ! d’être vous-même ma Sainteté » [25]. Et, au centre de l’acte d’offrande, cette affirmation : « Au soir de cette vie, je paraîtrai devant vous les mains vides, car je ne vous demande pas, Seigneur, de compter mes œuvres. Toutes nos justices ont des taches à vos yeux. Je veux donc me revêtir de votre propre Justice et recevoir de votre Amour la possession totale de Vous-même » [26]. Tel est l’essentiel de la « petite doctrine » de Thérèse.
Échec à l’Ange du Jugement
Cette « petite doctrine » de l’Amour fait échec au jansénisme largement répandu encore dans la conscience et la sensibilité catholique au début du XX° siècle. Thérèse en avait, semble-t-il, conscience. On sait que le jansénisme voyait surtout en Dieu un justicier. Elle explique pourquoi elle s’est sentie portée à faire cette offrande à l’amour : « Je pensais aux âmes qui s’offrent comme victimes à la Justice de Dieu, afin de détourner et d’attirer sur elles les châtiments réservés aux coupables ; cette offrande me semblait grande et généreuse, mais j’étais loin de me sentir portée à la faire » [27]. Admirable litote ! En réalité, Thérèse récuse absolument cette figure d’un Dieu justicier, d’un Moloch qui réclame son tribut de coupables ! Cette image était largement répandue à l’époque. Il n’est pas sûr que cette image d’un Dieu pervers et sadique ait totalement disparu de nos consciences. Et il y avait des âmes, comme le dit Thérèse, qui étaient prêtes à s’offrir en victimes de substitution. Très peu pour moi, dit-elle ; si d’autres veulent s’offrir, pas moi !
Il n’y avait pas à chercher loin. Les historiens du Carmel ont découvert que, la veille du jour où Thérèse fit son « Offrande comme victime d’holocauste à l’Amour miséricordieux » [et non à la Justice !], était arrivée au monastère une notice nécrologique caractéristique qui avait été sans doute lue au réfectoire. Celle de Sr Marie de Jésus, carmélite de Luçon qui, dit la notice, « s’est bien souvent offerte comme victime à la Justice divine. » La même notice révèle que son agonie, le Vendredi saint 1895, a été terrible. La mourante laissait échapper des cris d’angoisse : « Je porte les rigueurs de la Justice divine !… la Justice divine !… la Justice divine !… » Et encore : « Je n’ai pas assez de mérites, il faut en acquérir ! »[28] Voilà qui est peut-être édifiant, mais bien loin de la spiritualité de Thérèse.
C’est cette spiritualité de la confiance dans la pauvreté spirituelle, cette spiritualité de l’abandon qui explique au fond la séduction qu’exerce la figure de Thérèse. Mais cette confiance – qui est l’autre nom de la foi – n’a pas été aussi facile qu’on pourrait le penser. Pour que cette esquisse de portrait de Thérèse ne soit pas trop incomplète, il faut évoquer la face nocturne de son expérience de Dieu. Dieu avait été le soleil de la vie de Thérèse. Mais les dix-huit derniers mois de sa vie se sont passés dans une nuit spirituelle épaisse dont elle n’a jamais connu la fin. Il faut en prendre la mesure.
L’épreuve des ténèbres : le Dieu caché
À la fin de sa vie, Thérèse a fait l’expérience de ce qui est devenu ensuite, au siècle de la Shoah et du Goulag, une épreuve largement partagée : le mystère de Dieu qui se cache dans l’histoire des hommes, plus qu’il ne s’y révèle. Dieu en est venu à se cacher à ses yeux, à se dérober au regard de sa foi, au point qu’elle se voyait, comme elle disait, « assise à la table des pécheurs », mise au rang de ceux qui disent : « Il n’y a pas de Dieu ».
Thérèse ne s’est pas appesantie sur le récit de cette épreuve. À nous de lire entre les mots. L’évocation occupe quatre pages du Ms C (5-7). Brusquement, dans les premiers jours du temps pascal 1896, dix-huit mois avant sa mort, la pensée du ciel, de Dieu, du Christ, pensée qui l’avait toujours enchantée et qui avait été le ressort de sa joie, de sa vie spirituelle, ne lui dit plus rien. Dieu se tait. Quand elle prie, elle est face à un mur. Aucune brèche. Dans sa vie, elle a l’impression d’être dans un tunnel obscur. Ténèbres épaisses, brouillard. Ce sont ses mots. Auparavant, elle ne pouvait pas croire, je cite, « qu’il y eût des impies qui n’aient pas la foi. Je croyais qu’ils parlaient contre leur pensée en niant l’existence du ciel ». Désormais, dit-elle, « Jésus [lui] fait sentir qu’il y a véritablement des âmes qui n’ont pas la foi ». « Lorsque je veux reposer mon cœur fatigué des ténèbres qui l’entourent par le souvenir du pays lumineux vers lequel j’aspire, mon tourment redouble, il me semble que les ténèbres empruntant la voix des pécheurs, me disent en se moquant de moi : – Tu rêves la lumière, une patrie embaumée des plus suaves parfums, tu rêves la possession éternelle du créateur de toutes ces merveilles, tu crois sortir un jour des brouillards qui t’environnent, avance, avance, réjouis-toi de la mort qui te donnera non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant[29]. »
Il y a aussi cette confidence faite oralement à Mère Agnès, quelques semaines avant sa mort : « Si vous saviez quelles affreuses pensées m’obsèdent ! Priez bien pour moi afin que je n’écoute pas le démon qui veut me persuader de tant de mensonges. C’est le raisonnement des pires matérialistes qui s’impose à mon esprit : Plus tard, en faisant sans cesse des progrès nouveaux, la science expliquera tout naturellement, on aura la raison absolue de tout ce qui existe et qui reste encore un problème, parce qu’il reste beaucoup de choses à découvrir, etc. »[30] Personne, autour d’elle, ne s’est douté alors de l’épaisseur de cette nuit de la foi. Elle restait tellement joyeuse et sereine, pleine d’humour ! Elle a vraiment su et vécu ce qu’était la foi pure. Croire quand on a quelques raisons de croire, ce peut être de la foi. Mais croire quand toutes les raisons de croire se dérobent, c’est le commencement de la foi pure, de la foi mystique.
Conclusion
L’expérience thérésienne désigne la vie quotidienne, dans sa banalité et son insignifiance même, comme lieu de l’expérience mystique. Vie monastique comme vie familiale. Le mystère de Nazareth. Charles de Foucauld aura vécu, lui aussi, de cette mystique de l’enfouissement amoureux dans le quotidien et la simplicité. Notre temps se reconnaît dans cette modestie. Ce type de sainteté-là parle beaucoup à tous ceux qui sont las de chercher le sens dans l’exceptionnel et désirent le trouver dans le quotidien. Et même dans ce qui semble le plus négligeable à l’intérieur du quotidien.
Il y a sans doute entre Thérèse et notre époque une connivence profonde. Notons simplement que, dans la littérature moderne, chez des auteurs aussi différents que Kafka, Bernanos, Ionesco ou Beckett par exemple, les personnages qui sont mis en scène sont fort éloignés des héros traditionnels de la littérature. Ce sont généralement des gens très ordinaires, des « anti-héros », comme on l’a dit par exemple à propos de Meursault, le héros du roman d’Albert Camus, L’étranger. De même Thérèse : elle n’a rien, a priori, d’une sainte héroïque ou flamboyante, d’une Jeanne d’Arc ou d’une Thérèse d’Avila. Par ailleurs, la littérature moderne atteste ce qui demeure la grande nouveauté de notre époque et son énigme : le silence de Dieu, l’absence de Dieu, l’apparente absence de Dieu de l’histoire des hommes. Thérèse en a su quelque chose. Le quotidien de Thérèse nous est désormais facilement accessible, grâce aux travaux des historiens récents. Ils nous révèlent un quotidien infiniment plus riche et complexe que ne le soupçonnaient les sœurs de Thérèse. Mais un quotidien tout de même, placé sous le signe de la confiance et de l’abandon au Dieu de miséricorde. Une sainteté pour toutes les bourses.
[1] L’édition la plus commode est celles des Œuvres complètes, Cerf/DDB, 1992. Elle comporte notamment les lettres, les pièces de théâtre, et aussi les « Derniers entretiens » (Novissima Verba, 1927) : les propos de Thérèse dans ses derniers mois, notés au jour le jour par ses sœurs, notamment Pauline, et recopiés plus tard par elle sur son « Carnet jaune ». Cette transcription est plus ou moins fiable, comme l’a montré Claude Langlois, Les dernières paroles de Thérèse de Lisieux, Salvator, 2000.
[2] Le romancier Georges Bernanos est une exception. Entre les deux guerres mondiales, ses héros (le curé d’Ambricourt, Chantal de Clergerie) sont directement inspirés de Thérèse.
[3] Therese von Lisieux. Geschichte einer Sendung [Thérèse de Lisieux. Histoire d’une mission], Hegner, Köln 1950.
[4] Ms A, 10r°-v°.
[5] Ms B, 3 v°.
[6] Ms A, 44 v.
[7] Ms A, 45 r°.
[8] Id.
[9] Ms A, 45 v°.
[10] Comme l’a montré Claude Langlois, Lettres à ma Mère bien-aimée. Lecture du Manuscrit C de Thérèse de Lisieux, Cerf, 2007.
[11] Ms C, 2 v.
[12] Ms A, 32 r°.
[13] Lettre 52.
[14] Lettre 80.
[15] Œuvres complètes, p. 1281, n. 14.
[16] Ms B, 3 v°.
[17] Mère Marie des Anges, dans une lettre à une religieuse de la Visitation du Mans, avril-mai 1893.
[18] Carnet jaune, 21 mai.
[19] Ms A, 2 r°.
[20] Id.
[21] Ap 22,12.
[22] Derniers entretiens, 15 mai.
[23] Ms B, 1 v°.
[24] OC, p. 962.
[25] Id.
[26] Ibid., p. 963.
[27] Ms A, 84 r.
[28] OC. p. 1446.
[29] OC, p. 241-244, passim.
[30] OC, p. 1177.