Dans sa lettre aux mouvements et organisations populaires du dimanche de Pâques, le 12 avril dernier[1], le Pape François a appelé à la mise en place d’un salaire universel :
“Sans doute est-il temps de penser à un salaire universel qui reconnaisse et rende leur dignité aux nobles tâches irremplaçables que vous effectuez, un salaire capable de garantir et de faire de ce slogan, si humain et chrétien, une réalité: pas de travailleur sans droits”.
La proposition n’a pas manqué de soulever enthousiasme et critiques. Cette affirmation signifie-t-elle que le Saint-Père embrasse la cause d’un revenu universel, versé à tous et sans condition ? Ou bien veut-il défendre l’idée d’un juste salaire versé à tous les salariés ? Et si c’est bien d’un revenu universel inconditionnel dont il est question, une inspiration authentiquement évangélique invite-t-elle à en considérer sérieusement les conditions pratiques de mise en œuvre ou bien s’agit-il d’une utopie irréalisable? La question mérite d’autant plus d’être posée que la gestion catastrophique par bon nombre de pays de la pandémie du coronavirus menace de plonger une grande part de notre planète dans une dépression économique au moins aussi grave que celle qu’a connue l’Occident durant les années trente. En Afrique subsaharienne, notamment, la jeunesse de la population semble bien l’immuniser contre les conséquences du virus ; en revanche, là où il est appliqué, le confinement risque de provoquer une crise humanitaire et, en tout cas, de tuer davantage que la pandémie elle-même. Dans le contexte d’explosion du chômage et de misère sociale qui sera désormais probablement le nôtre pour la décennie 2020, y compris dans une large part de l’Europe et des Etats-Unis, un “salaire universel” fait-il partie de l’arsenal des dispositifs qui pourraient nous aider à sortir de la trappe déflationniste ? Peut-il même contribuer à résoudre l’énorme défi de la pauvreté dans le monde ?

Un enjeu théologal
L’enjeu principal de la lettre de l’évêque de Rome est la reconnaissance des “frères et soeurs des mouvements et organisations d’action populaire” et de celles et ceux pour qui ils travaillent : “Je sais que très souvent vous n’êtes pas reconnus comme il se doit, car dans ce système vous êtes véritablement invisibles. Les solutions prônées par le marché n’atteignent pas les périphéries, pas plus que la présence protectrice de l’État”. C’est l’invisibilité de ces “poètes sociaux” que François invite à combattre dans la droite ligne de la veuve aperçue par le Christ en train de verser discrètement son obole au Trésor du Temple (Mc 12, 38-44).
Ce défi est indissociablement spirituel et politique : il appelle certes à une conversion du regard individuel de chacun d’entre nous mais aussi à une réforme des structures sociales qui produisent et entretiennent l’invisibilité de celles et ceux qui vivent à la périphérie de nos sociétés — il est au cœur des réflexions d’Axel Honeth[2], de Paul Ricoeur[3] ou de Judith Butler[4]. Car la capacité d’être visible dans l’espace public ne repose pas uniquement sur les seules performances des individus. Elle dépend des règles sociales qui légitiment et valorisent notre vie ordinaire ou, au contraire, la précarisent et la disqualifient. La visibilité et l’invisibilité ne sont nullement des qualités naturelles mais des modes sociaux de confirmation ou d’infirmation de nos styles d’existence[5]. Le déclassement, la relégation, l’absence de travail marginalisent les personnes au point de les effacer en les retirant de toutes les formes de participation : le subalterne, le précaire, l’exclu, le chômeur, la veuve, le réfugié, le sans-abri, le malade deviennent alors de moins en moins audibles, de moins en moins visibles.
Quelles réformes des institutions pouvons-nous mettre en œuvre pour rompre avec l’invisibilité dans laquelle est maintenue la périphérie de nos sociétés, y compris parfois au sein de l’Eglise ? Comme le souligne François dans l’entretien qu’il vient de livrer au Tablet, celui que la tradition chrétienne nomme l’Esprit saint tout à la fois désinstitutionnalise ce qui, dans l’Eglise, n’a plus lieu d’être et institutionnalise l’avenir[6]. Il faut ajouter aussitôt que cette disruption créatrice de l’Esprit ne saurait être cantonnée aux institutions ecclésiales, ne fût-ce que parce que celles-ci n’ont pas été élaborées in abstracto mais sont toujours situées dans une société et une histoire. La tension spirituelle entre le “désordre” et “l’harmonie” qu’évoque François traverse donc toutes nos institutions[7]. Les réformer est par conséquent un enjeu théologal, même lorsqu’il s’agit d’institutions aussi profanes que le mode de fixation du revenu des citoyens.
Salaire ou revenu universel ?
C’est dans l’horizon de cette question spirituelle et politique qu’intervient la proposition d’un “salaire universel”. S’agit-il d’un salaire qui serait réservé à celles et ceux qui ont un emploi ou d’un revenu universel qui serait destiné à tous, sans condition ? Il faut reconnaître que, pour les économistes rompus à ces distinctions, la formulation du pape est ambiguë. Par exemple, aux yeux d’un syndicaliste français comme Joseph Thouvenel, le secrétaire de la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens, les propos du Pape ne sauraient être interprétés comme une apologie de ceux qui “flemmardent”[8] mais ne peuvent qu’être une allusion à la théorie du “juste salaire” formalisée par Thomas d’Aquin et reprise à son compte par Léon XIII dans l’encyclique Rerum novarum (1891)… En ce cas, la proposition du pape se ramènerait à l’instauration d’un salaire minimal garanti. De fait, la globalisation contemporaine du “marché” du travail implique fort logiquement que les règles qui permettent d’en éviter les dérives soient, elles aussi, globales, sans quoi, imposer un salaire minimal ici ou là fournira juste une incitation aux entreprises pour délocaliser leurs activités ailleurs. Plusieurs économistes, dont Thomas Palley[9], proposent ainsi qu’un salaire minimal égal à 50% du salaire médian soit imposé dans tous les pays de la planète. En Italie, cela reviendrait à fixer un salaire mensuel minimal à 1.860 € environ (au lieu de 500€ aujourd’hui) : un quart de la main d’œuvre salariée italienne perçoit actuellement un salaire inférieur à ce montant (et cette part risque d’augmenter dans les années qui viennent). Contrairement à une idée qui a la vie dure, cela ne provoquerait pas une explosion du chômage[10], induirait une hausse assez faible des coûts de production[11] et, en revanche, changerait la vie de nombreux travailleurs pauvres (y compris en Allemagne).
Toutefois, la liste des bénéficiaires du “salaire de base” auquel fait allusion François dans sa lettre déborde la catégorie des salariés stricto sensu : “Les vendeurs ambulants, les recycleurs, les forains, les petits paysans, les bâtisseurs, les couturiers, ceux qui accomplissent différents travaux de soins. […] les travailleurs informels, indépendants ou de l’économie populaire, [ceux qui n’ont] pas de salaire fixe pour résister à ce moment…” Les différentes traductions de la lettre pontificale suggèrent que salaire ne saurait être interprété de manière stricte : salaire, salarios, salário et wage mais aussi Grundeinkommen et retribuzione. Ceux qu’il s’agit de tirer de l’invisibilité, ce sont aussi les “malades, [les] personnes âgées. Ils ne font jamais la une des journaux, pas plus que les petits agriculteurs et leurs familles qui travaillent dur pour produire des aliments sains sans détruire la nature, sans thésauriser, sans exploiter les besoins des gens”.
A qui, par conséquent, s’adresse la proposition du Pape ? A tous les “travailleurs”. Une mère au foyer (dont les services, parce qu’ils ne sont pas marchands, ne sont jamais pris en compte dans le calcul du PIB par exemple) fournit-elle un “travail” ? Qui sont ces “travailleurs” s’ils ne sont pas reconnus par un état civil qui les identifie comme tels ? C’est précisément là, dans cette invisibilité, que se loge le problème que François veut résoudre. La réponse, je crois, se trouve chez les “invisibles” eux-mêmes. François l’écrit : “Notre civilisation […] doit être freinée, se repenser, se régénérer. Vous êtes des bâtisseurs indispensables à ce changement inéluctable” (je souligne). Ne serait-ce pas à ces travailleurs de l’ombre de définir eux-mêmes les contours du “salaire universel” que François appelle de ses vœux ? Afin que “l’accès universel aux trois T […] : Trabajo (travail), Techo (logement), et Tierra (terre et nourriture)” leur soit garanti dans les conditions qui leur paraissent, à eux, les plus appropriées ?
Après tout, les débats qui tournent autour de la définition du salariat ou d’un revenu universel sont instruits le plus souvent par ceux qui appartiennent au centre de la société. Il est temps, sans doute, de donner la parole aux sans-voix pour qu’ils puissent eux-mêmes contribuer à décider du sens qu’il convient de donner au “salaire universel” plutôt que de subir, une fois de plus, la violence des classifications et des normes imposées par le centre. C’est ce renversement de perspective, du centre vers la périphérie, qui anime le mouvement ATD quart-monde et la pensée du Père Joseph Wresinski. Et ce changement de point de vue n’est pas étranger non plus à la démarche de certains économistes : il est sous-jacent, par exemple, à la construction d’indicateurs statistiques sur un mode participatif, à l’instar du Baromètre des Inégalités et de la Pauvreté construit en France, en 2002, par et avec des citoyens ordinaires[12].
Utopie ou réforme prophétique ?
C’est donc à juste titre, à mon avis, que le Mouvement Français pour un Revenu de Base conclut avec prudence que le pape “s’approche de la cause du revenu universel”[13]. A condition de comprendre que, s’il ne fait que s’en “approcher”, ce n’est pas par timidité mais parce que c’est d’abord aux sans-voix eux-mêmes de décider de ce qu’ils veulent pour eux-mêmes. Le respect de la dignité des personnes doit aller jusque là.
Reste que l’interprétation que je propose ici implique qu’il est possible que le “salaire universel” auquel François fait allusion soit à comprendre comme un “revenu universel” au sens usuel, si les invisibles de nos périphéries devaient en décider ainsi. On retient souvent cinq critères pour définir le revenu universel. Il s’agit d’un
– paiement périodique (par contraste avec le chèque de 900 $ que le gouvernement australien avait adressé à ses citoyens en 2009 pour surmonter les conséquences du krach financier ou celui de 1.000 $ que l’administration Trump vient d’envoyer aux ménages américains[14]) ;
– transfert monétaire, et non en nature, ce qui laisse à chacun la liberté de faire ce qu’il veut de son argent mais suppose, par exemple, l’ouverture d’un compte en banque, une opération qui n’est pas acquise pour bon nombre des plus pauvres ;
– versement individualisé : le paiement se fait sur une base individuelle et non par exemple au niveau du ménage ou du foyer fiscal ;
– universel : aucune conditions de ressources n’est imposée ;
– et inconditionnel : le paiement n’est adossé à aucune obligation pour le bénéficiaire, notamment celle de devoir chercher du travail.
Rappelons quelques ordres de grandeur. La Banque Mondiale a pris l’habitude de fixer la ligne de pauvreté extrême au niveau d’1,9$ de revenu quotidien (en parité de pouvoir d’achat). Mais l’avis est largement partagé dans la profession des chercheurs en économie que cette convention sous-estime gravement les besoins réels d’un être humain en bonne santé capable de mener une vie décente. Un revenu minimal de 7,4$ par jour semble nettement plus raisonnable[15]. En 2018, plus de 4,2 milliards de personnes (60% de la population mondiale) vivaient encore en dessous de ce seuil, et ce nombre va s’accroître fortement au cours des prochains mois du fait des conséquences catastrophiques du confinement. Quel flux annuel de revenu serait nécessaire pour permettre à cette population de vivre au-dessus d’un tel seuil ? Sans entrer dans le détail des calculs de parité de pouvoir d’achat, on peut répondre que cela coûterait moins de 13.000 milliards $. Cette somme paraîtra peut-être considérable à certains : elle est proche du PIB nominal de la Chine en 2018. Pourtant, une étude de l’ONG Oxfam[16] montre que, la même année, le 1% des individus les plus riches de la planète a perçu un revenu annuel de 56.000 milliards $ (soit 80% du PIB mondial). Si l’on “prélevait” seulement un quart de ce revenu, cela permettrait de financer un revenu de base de 7,4$ par jour (et même davantage) pour la part de l’humanité qui en est privée. Après “prélèvement”, le centile supérieur des hyper-riches disposerait encore en moyenne de 47.500$ de revenu mensuel par personne. Ce qui devrait être suffisant pour leur permettre de continuer à mener une vie “digne”… Je ne prétends pas qu’un tel “prélèvement” soit politiquement facile à mettre en pratique. Toutefois, ces chiffres élémentaires nous rappellent que, contrairement à une idée reçue, le problème du financement d’un revenu de base ne provient pas d’un “manque d’argent”. De la même manière, si d’après les Nations Unies 820 millions d’individus souffrent encore de la faim dans le monde (et ce nombre va malheureusement croître dans les prochains mois), ce n’est pas parce que la biomasse produite par la planète serait incapable de nourrir l’humanité aujourd’hui. C’est un problème politique et éthique de distribution de la richesse. L’imaginaire de la rareté qui nous fait volontiers penser qu’une proposition généreuse est impossible est trompeur : nous vivons sur une planète surabondante (quoique menacée par les dérèglements écologiques) et dans une économie mondiale très riche (mais qui risque de s’appauvrir considérablement à cause du confinement généralisé).
Les deux types de revenu universel
Pour aller plus loin dans l’examen de leur faisabilité concrète, il faut distinguer au moins deux types de “revenu universel” : l’un, disons, de “droite”, inspiré par des critères d’efficacité économique, l’autre, “de gauche”, animé par un désir de justice sociale. Cette distinction élémentaire oblige d’emblée à sortir des dichotomies faciles : le revenu universel n’est ni de droite, ni de gauche, il est transversal à nos catégories politiques traditionnelles.
La première sorte de revenu de base trouve son origine dans les travaux de l’économiste de Chicago, Milton Friedman[17], et a vocation à se substituer à tous les autres types de transferts sociaux tout en rendant l’instauration d’un salaire minimum inutile. Ses promoteurs caressent ainsi l’espoir d’une flexibilisation supplémentaire du “marché du travail” et d’une baisse des budgets publics alloués à la solidarité, voire d’un abandon complet par l’Etat de son pouvoir de décision sur les revenus du travail des citoyens. La charité, « plus adaptable et flexible » que l’Etat-Providence, selon Friedman, retrouverait alors une place de choix dans la lutte contre la pauvreté. Les adversaires d’une telle proposition font valoir qu’elle équivaudrait à garantir un revenu minimal de subsistance permettant de réduire en esclavage “l’armée de réserve” des citoyens contraints de s’embaucher à n’importe quel prix pour pouvoir améliorer leur condition de vie ordinaire. C’est certainement ce type de crainte qui alimente la position d’un certain syndicalisme que j’ai rappelée supra.
Indépendamment de l’exploitation politique qui peut être faite d’un tel revenu de base, il est indéniable toutefois que sa force réside dans sa simplicité : l’absence de toute forme de conditionalité permet de court-circuiter l’éventuelle inefficacité des procédures administratives nécessaires pour identifier les ayant-droits des transferts sociaux traditionnels dont on sait que, trop souvent, ils renoncent à bénéficier de ce à quoi, pourtant, ils ont droit. Par conséquent, plus l’administration publique d’un pays est défaillante ou le système de transferts sociaux fragile (voire inexistant), plus l’option d’un revenu universel est pertinente. C’est la raison pour laquelle, quelle que soit leur sensibilité politique, plusieurs économistes recommandent la mise en place d’un tel revenu dans la plupart des pays du Sud globalisé[18].
Le second type de revenu universel est notamment défendu, au moins depuis 1986, par Guy Standing, l’un des fondateurs du Basic Income Earth Network (BIEN)[19]. A la différence du premier, il serait additionnel (et non pas substituable) aux transferts sociaux déjà en place (quand ils existent). Il constituerait alors un excellent moyen de résoudre les problèmes croissants d’insécurité financière des classes moyennes et populaires et, surtout, rendrait possible un autre rapport au travail. L’inhumanité de certaines conditions de travail dont la tragédie du Rana Plaza, au Bangladesh en 2013, est devenue le symbole est bien évidemment due à la nécessité, pour ceux qui ne disposent d’aucune alternative, de s’embaucher à n’importe quel prix pour survivre. Mais même dans les pays riches, un revenu universel sonnerait certainement le glas des bullshit jobs[20] dont souffre une part croissante des employés de bureau de nos administrations publiques et privées : si j’ai les moyens de vivre sans cela, pourquoi devrais-je accepter de faire un travail qui est socialement inutile et qui me rend malade ? Un tel dispositif renverserait donc radicalement les termes de la négociation implicite dans toute relation d’embauche, qu’elle soit formalisée par un contrat légal ou non. Bien sûr, en renforçant le pouvoir de négociation des travailleurs, cela conduirait certainement à une réduction de la part des revenus du capital dans la valeur ajoutée d’une économie et à un accroissement de la part des revenus du travail. Mais cela ne ferait que corriger la tendance inverse qui s’observe depuis quarante ans au détriment de l’écrasante majorité d’entre nous : depuis la fin des Trente Glorieuses, et dans la plupart des pays anciennement industrialisés, la part des revenus du travail a régressé de 70-80% du PIB vers 60%.
Les vertus attribuées par ses défenseurs “progressistes” au revenu universel sont souvent questionnées par leurs adversaires : un tel revenu ne fournirait-il pas un alibi pour ne plus travailler ? Loin de renforcer les liens sociaux, ne provoquerait-il pas la dissolution des relations humaines ? Derrières ces interrogations, on devine deux philosophies politiques radicalement opposées : d’un côté, celle d’un Thomas Hobbes ou d’un John Locke pour qui l’homme est un atome, voire un loup, solitaire qui ne s’engage dans des relations avec autrui que s’il y trouve son intérêt ; de l’autre, celle d’une anthropologie relationnelle qui appartient à la grande tradition chrétienne[21]. Dans cette seconde optique, ce n’est que sur le fond de relations sociales constitutives de l’humanité comme telle que peut s’opérer le réductionnisme en quoi consiste la poursuite de mon intérêt particulier. Est-il possible de trancher ce débat à l’aide de ce que l’on observe empiriquement ? Depuis le début des années 2010, on observe dans différents pays un début d’expérimentations du revenu de base. Celles-ci témoignaient dès avant la pandémie d’un intérêt croissant pour une telle mesure[22] mais ont révélé, parfois, un certain manque d’ambition de la part des gouvernements et la rudesse du débat politique qui entoure ces expériences : quoique limitées dans leur ampleur, plusieurs d’entre elles ont été interrompues avant leur terme.
Ainsi, au Canada, l’ “Ontario Basic Income Pilot Project”, lancé en 2018 pour tester sur 4.000 Canadiens l’impact de la mise en place d’un revenu de base a été annulé après seulement quelques mois par le parti conservateur nouvellement élu. L’objectif était de tester l’effet d’un revenu de base sur la sécurité alimentaire, le stress et l’anxiété, la santé (y compris mentale), le logement, l’éducation et la participation au monde du travail[23]. On peut s’interroger : s’il est évident qu’un revenu universel serait nuisible pour tous, pourquoi ne pas laisser l’expérimentation en faire la démonstration ? Les expérimentations autour d’un salaire minimum (ou de son augmentation) ont montré bien souvent le contraire de ce qui était prédit par ses contempteurs : une augmentation générale des salaires et du nombre d’heures travaillées ainsi qu’une réduction du chômage[24]. Certains seraient-ils effrayés à l’idée que la démonstration puisse être faite in vivo qu’un revenu de base serait bénéfique au plus grand nombre ?
En 2014, une expérimentation indienne s’était fixée l’objectif de tester le revenu universel comme moyen d’introduire des liquidités dans des milieux où les échanges monétaires sont peu nombreux. Les conclusions de cette expérience qui, elle, a pu être menée jusqu’au bout, sont nuancées mais extrêmement positives, suggérant que, du fait des retombées qu’il rend possible dans l’ensemble d’une société, la “valeur” économique d’un revenu universel excède largement le montant nominal alloué à chaque récipiendaire[25]. Enfin, de nombreuses expérimentations de transfert monétaire se sont révélées fructueuses en Namibie, en Inde et dans une douzaine de pays des Suds. Au point qu’après des décennies de sarcasmes, certains y voient désormais la clef du “développement”[26].
Les communs contre la privatisation du monde
L’expérience, menée en Alaska depuis 1982 mérite une mention particulière. Chaque année, en effet, une fraction des dividendes pétroliers est distribuée aux résidents, de manière inconditionnelle et sur une base individuelle. Les montants — entre 1.000 et 2.000 $ par an en fonction des périodes[27] — sont exactement de l’ordre de grandeur du seuil de pauvreté de 7,4$ par jour que j’ai mentionné plus haut (et sont faibles, bien sûr, au regard du niveau de vie moyen de cet Etat américain). Mais le plus intéressant est le mode de justification invoqué par l’Etat d’Alaska : il s’agit d’une compensation versée à tous pour le droit à l’exploitation d’un bien commun, le pétrole, qui en réalité appartient à chacun.
En 1217, la Carta foresta avait donné aux paysans britanniques le droit de jouir des commons, forêts, pâturages, prairies, rivières… pour s’y approvisionner en bois, en eau, y faire paître son troupeau, etc. L’Angleterre formalisait un droit qui était alors perçu par la plupart comme allant de soi et qui avait été déjà mis à l’honneur par le droit romain à travers la catégorie de la res communis, placée par le Codex de Justinien au sommet de la hiérarchie des biens (tandis que la propriété privée y occupait la dernière place). Dès le 15ème siècle, comme on sait, les manoeuvres de la noblesse britannique ont promu le mouvement des enclosures consistant à posté des barrières autour des communs et à décréter qu’ils relevaient désormais de la propriété privée exclusive du maître local. En privant les paysans pauvres de toute subsistance, ce mouvement a contribué à les pousser vers les villes à la recherche désespérée de moyens de survie. Sans cet exode rural, la révolution industrielle n’eût jamais vu le jour. C’est donc bien, initialement, la privatisation des communs qui a rendu possibles certaines formes inhumaines de salariat que nous connaissons depuis trois siècles[28].
Un revenu de base, même partiellement universel, romprait avec cette logique perverse. Pourrait-il s’articuler à la toute-puissance de la privatisation du monde qui se solde, aujourd’hui, par un second mouvement d’enclosure touchant désormais les services écosystémiques, le génome, l’utérus des mères porteuses, la propriété intellectuelle et artistique et potentiellement toutes les activités humaines ? L’exemple de l’Alaska fournit l’ébauche d’une réponse positive. Pourquoi ne pas imaginer qu’une fraction de revenus retirés de l’exploitation de nos communs mondiaux soit redistribuée de manière à financer un revenu de base ? Ne serait-ce pas une manière concrète et efficace d’honorer la destination universelle des biens chère aux Pères de l’Eglise et à la doctrine sociale de l’Eglise ? Par exemple, l’atmosphère est certainement un commun mondial : une taxe carbone mondiale (fortement préconisée par la Commission Stern-Stiglitz à laquelle j’ai pris part en 2017[29]) de 120 €/tonne de CO2 — le niveau actuel de la taxe carbone en Suède — appliquée aux cent multinationales responsables de 70% des émissions permettrait de dégager 3.100 milliards € par an. Etendue à la totalité des émissions, une telle fiscalité fournirait 4.430 milliards. Gérées par un Fonds international (éventuellement sous la tutelle de l’ONU après que les Nations Unies, actuellement complètement paralysées par la pandémie, se seront réformées pour donner toute leur place aux pays émergents des Suds), ces recettes pourraient être distribuées aux populations qui vivent en dessous du seuil de pauvreté[30]. Elles ne suffisent pas pour sortir toute l’humanité de l’extrême pauvreté ? Qu’à cela ne tienne : une fiscalité à 27% imposée sur les 32.000 milliards $ qui sont actuellement dissimulés dans des paradis fiscaux suffirait à combler ce qui manque pour que tout le monde vive avec plus de 7,4$ par jour. Les rentes retirées de la propriété de la terre, des forêts ou même les déchets (un mal commun) pourraient tout aussi bien faire l’objet d’un impôt mondial.
Quelle que soit l’option retenue, elle doit l’être au terme d’une concertation avec toutes les parties prenantes. De nombreuses autres questions se posent en effet au sujet des récipiendaires d’un revenu de base, si celui-ci devait n’être que partiellement universel : doit-on , par exemple, le réserver aux adultes de moins de 25 ans dont tout laisse à penser que la plupart auront d’extraordinaires difficultés à trouver un emploi en Europe au cours des prochaines années ? Aucun discernement collectif fécond ne pourra être mené sur ces questions fondamentales tant que celles et ceux d’entre nous qui sont relégués à la périphérie ne pourront pas y prendre une part active. Comme l’écrit François dans son adresse aux travailleurs des mouvements d’action populaire : “Votre attitude m’aide, m’interroge et m’apprend beaucoup” (je souligne).
[1]
[2] La Lutte pour la reconnaissance, trad. P. Rusch, Cerf, 2000.
[3] Paul Ricoeur, Parcours de la reconnaissance, Editions Stock, collections “Les Essais”, Paris, 2004.
[4] Giving an Account of Onself, Fordham University Press, 2005.
[5] Guillaume Le Blanc, L’Invisibilité sociale, PUF, 2009. C’est le thème du beau film Les Invisibles, tourné par le réalisateur français Louis-Julien Petit en 2019.
[6]
[7] Cette affirmation est centrale dans la théologie de Christoph Theobald, « La foi trinitaire des chrétiens et l’énigme du lien social. Contribution au débat sur la “théologie politique”» in Le Christianisme comme style, une manière de faire de la théologie en postmodernité, Paris, Cerf, 2007.
[8]
[9] http://thomaspalley.com/?p=182
[10]
[11] D’autant que les risques de spirales inflationnistes dans le contexte de la déflation en Occident sont nuls, à moins que le coût des matières premières n’explose du fait de la rupture de certaines chaînes d’approvisionnement provoquée par la pandémie. L’inflation, alors, ne serait pas la conséquence du coût du travail.
[12]
[13]
[14] Autant d’initiatives qui seraient bienvenues en Europe aujourd’hui.
[15]
[16]
[17] Capitalism and Freedom, University of Chicago Press, 1963 et “The Case for the Negative Income Tax: A View from the Right”, Proceedings of the National Symposium on Guaranteed Income, December 9, 1966,Washington, D. C. U.S. Chamber of Commerce. La proposition a été rapidement reprise par des économistes keynésiens ce qui en signale l’ambivalence, dès l’origine : J. Tobin, J. A. Pechman, P. M. Mieszkowski, “Is a negative income tax practical ?” The Yale Law Journal, Volume 77, Number 1, November 1967.
[18] M. Ghatak & F. Maniquet, “Universal Basic Income: Some Theoretical Aspects”, Annu. Rev. Econ. 2019. 11:895–928.
[19]https://basicincome.org/, cf. l’intervention de Guy Standing au Forum de Davos 2017,
[20] D. Graeber, Bullshit Jobs: A theory, Simon & Schuster, 2018.
[21] C. Theobald, Selon l’Esprit de sainteté, Cerf, Paris, 2015.
[22] Cf. e.g. le rapport commandé par l’Ecosse,
[23]
[24]
[25] G. Standing “Why Basic Income’s Emancipatory Value Exceeds Its Monetary Value”, Basic Income Studies, 10 (2) 2015
[26]
[27]
[28] Cf. G. Giraud, Composer un Monde en commun, une `théologie politique’ de l’Anthropocène, Seuil, à paraître.
[29]
[30] La proposition de financer un revenu de base partiel par une taxe carbone a été faite par deux anciens secrétaires d’Etat Républicains et Henry Paulson,