Sœur Simona Brambilla, Missionnaire de la Consolata, est secrétaire du Dicastère pour les Instituts de Vie Consacrée et les Sociétés de Vie Apostolique depuis décembre 2023. Elle a aimablement accepté de répondre aux questions de La civiltà cattolica, et de nous parler de ses racines, de sa formation d’infirmière et de psychologue, de son parcours missionnaire au Mozambique et, de façon plus détaillée, de sa mission institutionnelle actuelle pour « accompagner » de près la réalité de la vie consacrée dans l’Église. Associé aux mots « écoute » et « attention », « accompagner » est le terme qu’elle utilise le plus souvent au cours de l’entretien, que ce soit pour parler des parcours de formation et d’accueil, ou pour définir la responsabilité qui lui a été confiée par le pape François.
D’elle-même, Sr Simona dit qu’elle est « faite de terre » et qu’elle « va au Ciel », un « Ciel qui commence ici, quand la vie de Dieu anime et transforme la terre des hommes ». De la même manière, elle parle de la vie consacrée qui – dans sa beauté, qui consiste à rassembler « des personnes appelées par l’Amour et à l’Amour », ainsi que dans ses tensions, crises et défis – est toujours « une réalité vivante, faite d’humanité mélangée de terre et de Ciel ».
Nous sommes reconnaissants envers sœur Simona Brambilla de nous avoir donné l’occasion d’enregistrer un témoignage aussi profondément évangélique et nous sommes heureux de pouvoir le partager avec nos lecteurs.
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Sœur Simona Brambilla, commençons, si vous le voulez bien, par des questions plus personnelles. Vous êtes née à Monza, vous avez obtenu son diplôme d’infirmière et, deux ans plus tard, êtes entrée chez les Missionnaires de la Consolata. Vous avez étudié la psychologie à l’Université pontificale grégorienne, puis vous avez vécu au Mozambique, enseigné à l’Institut grégorien de psychologie à Rome, vous avez été Supérieure générale de votre institut et aujourd’hui vous êtes secrétaire du Dicastère pour les Instituts de Vie Consacrée et les Sociétés de Vie Apostolique. Qui est Sœur Simona Brambilla ? D’où vient-elle et où va-t-elle ?
Simona Brambilla est une créature, une femme, une pécheresse aimée de Dieu, une missionnaire de la Consolata. Je dirais que ce sont les caractéristiques essentielles qui me qualifient. Le reste, ça passe.
Simona est de la terre. Au moins dans deux sens : je suis faite de terre, une terre prise dans les mains tendres et fortes de Dieu et rendue vivante par et de Lui. Mais toujours de la terre. Et je viens de la terre, parce que ma famille est une famille typique de la Brianza, d’origine agricole, même si mon père et ma mère ont suivi d’autres voies professionnelles. Où va Simona ? Au ciel. Oh oui, cette terre va au ciel, c’est-à-dire à Dieu. Après tout, Dieu l’a déjà emmenée au ciel, sur la terre des hommes, dans la chair du Fils. Je n’ai pas d’autre destination : je vais vers le Ciel, vers cet Amour intense, très délicat et très humble qu’est Dieu lui-même, qui s’offre à ses créatures. Et le Ciel commence ici, quand la vie de Dieu anime et transforme la terre humaine, en l’attirant à Lui et en la rendant en quelque sorte participante à la danse de l’Amour. Me voici donc : une créature, une femme, une pécheresse bien-aimée, une Missionnaire de la Consolata, qui vient de la terre, est faite de terre et va vers le Ciel.
En pensant au Mozambique, quel est le souvenir le plus marquant de votre apostolat ?
Le don de la mission au Mozambique, en particulier parmi le peuple Macua dans le nord du pays, m’a profondément transformée. Je porte en moi, avec une profonde gratitude, toute l’expérience dense de ces années, les relations significatives qui ont touché et converti mon cœur, la richesse de la sagesse originale des Macua qui m’a ouvert de nouveaux horizons humains et spirituels, la réciprocité de l’évangélisation, et tant d’autres dons que le Seigneur m’a accordés à travers la rencontre avec un peuple à l’âme si vibrante, chaleureuse, intense, sensible.
La mission a été et reste pour moi essentiellement un don, un grand don de Dieu. Quand je suis entrée chez les Missionnaires de la Consolata, je pensais que la mission était une belle chose. Mais quand je l’ai vécue, j’ai découvert qu’elle était beaucoup, beaucoup plus belle que je ne le pensais. Je suis arrivé au Mozambique en 2000. Après les premiers mois passés à Maputo à étudier le portugais et à aider comme infirmière pendant la tragédie des inondations qui avaient dévasté une grande partie du pays, j’ai été destinée à une mission dans le Nord, à Maúa, dans la province de Niassa, parmi le peuple Macua. Je n’y suis resté que deux ans, même si j’y suis encore retournée périodiquement pour mener des recherches interdisciplinaires sur l’évangélisation inculturée au sein du peuple Macua.
Ce fut une période très intense et bénie. J’ai eu la grâce d’y rencontrer des missionnaires qui ont su m’accueillir et m’aider non seulement à m’intégrer dans l’environnement, la culture et la pastorale du lieu, mais aussi à ouvrir mon âme au sens profond de la mission. Les gens de cette région m’ont accueilli avec beaucoup de gentillesse, d’ouverture et de patience. Je suis resté bouche bée devant leur capacité de dialogue, de partage, d’ouverture du cœur à une « étrangère » qui parlait à peine le portugais, ne comprenait pas encore la langue macua, ignorait tout de la sagesse et de la tradition culturelle du peuple, et venait de l’autre bout du monde.
Là, peu à peu, j’ai découvert la mission comme un échange de dons, comme une réciprocité, comme un chemin d’écoute, d’apprentissage et de reconnaissance non seulement des semences de la Parole, mais aussi des fruits que l’Esprit fait croître et mûrir dans l’âme des personnes et du peuple. La mission s’est révélée à moi comme un espace de dialogue, où l’Évangile entre en relation féconde avec ce que Dieu a déjà fait dans une personne ou une culture donnée, en l’éclairant, la libérant, l’amenant à la plénitude. J’ai compris plus existentiellement l’image que l’évangéliste Luc met en lumière, en nous transmettant les paroles du Seigneur lors de l’envoi des 72 disciples : « La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux » (Lc 10,2). Oui, nous sommes envoyés comme d’humbles et joyeux moissonneurs de la récolte que Dieu a semée et fait croître et qui fleurit déjà dans le champ du cœur de la personne et du peuple (cf. Jn 4,35-38).
Ressentez-vous encore la nostalgie de l’Afrique, ce sentiment commun à tant de missionnaires qui y ont travaillé ?
Certes, je garde la nostalgie des gens que j’ai rencontrés et de tout ce que le Mozambique représente pour moi. J’entends encore dans mon cœur les mélodies et les rythmes typiques, je goûte les saveurs des aliments caractéristiques, je respire les parfums de cette terre, je contemple les couleurs extraordinaires des saisons sèches et pluvieuses, des couchers et des levers de soleil… et je ne souhaite pas que cette nostalgie disparaisse. C’est un souvenir reconnaissant, c’est le battement du cœur, c’est un souffle de l’âme. Cela fait partie de moi.
Quelle influence vos études de psychologie jusqu’à votre doctorat ont-elles eu sur les différentes missions qui vous ont été confiées ?
Pour revenir à l’image initiale, je dirais que mes études de psychologie à l’Université grégorienne, complétées par l’accompagnement personnel sérieux et prolongé que j’ai reçu, fondé sur l’anthropologie chrétienne et attentive aux dynamiques psychiques et spirituelles, ont grandement contribué à travailler la « terre » dont je suis fait et à l’ouvrir au Ciel. Le chemin de la croissance n’est jamais terminé. Ma terre me réserve encore des surprises qui exigent beaucoup de vigilance et un travail assidu.
Avec joie, je reconnais que j’ai tant reçu, tant reçu, et je me sens vraiment de plus en plus redevable envers tout et tous ! Je vis cette dette avec une profonde gratitude envers Dieu et envers tous ceux qui, de différentes manières, ont contribué et contribuent à travailler cette « terre ». Il me semble que ce voyage d’attention à l’humain m’a aidé à aimer la terre humaine, la mienne et celle des autres. À l’accueillir, avec son potentiel de vie, de chaleur, de fécondité, mais aussi avec son aridité, ses gouffres et ses aspérités. Comprendre et sentir que la terre est d’autant plus féconde qu’elle devient humus, humble, vraie, et qu’elle se tient à sa place, qui est en bas. La terre renvoie à la dimension de profondeur, d’intériorité, de résilience et de générativité, qui ont toujours à voir avec le mystère humble et caché d’une matrice qui s’ouvre, accueille, nourrit, fait grandir la vie vers le haut, vers la Lumière. Je dirais que ces images, ces dimensions vitales m’ont accompagné et soutenu dans la vie de la mission, aussi bien au Mozambique, en tant qu’enseignant, qu’au gouvernement général, et aujourd’hui dans le Dicastère.
Parlons maintenant de votre mission actuelle en tant que Secrétaire du Dicastère pour les Instituts de Vie Consacrée et les Sociétés de Vie Apostolique. Pouvez-vous nous décrire brièvement les domaines de compétence de ce Dicastère et les fonctions du secrétaire ?
Comme l’a illustré le pape François dans la Constitution apostolique Praedicate evangelium, le Dicastère veille à ce que les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique progressent à la suite du Christ, comme le propose l’Évangile, selon le charisme propre issu de l’esprit du fondateur ou de la fondatrice et des saines traditions; qu’ils poursuivent fidèlement leurs finalités propres et contribuent efficacement à l’édification de l’Église et à sa mission dans le monde. Le Dicastère s’occupe ensuite de promouvoir, d’animer et de réglementer la pratique des conseils évangéliques, d’approuver les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique, de les ériger et d’accorder la licence pour la validité de l’érection de ceux qui sont de droit diocésain par l’évêque. Sont également réservées au Dicastère les fusions, les unions et les suppressions, ainsi que l’approbation et la réglementation des formes de vie consacrée nouvelles par rapport à celles déjà reconnues par le droit. La vie érémitique et l’Ordo virginum sont des formes de vie consacrée et, en tant que telles, sont pareillement accompagnés par le Dicastère, dont la compétence s’étend également aux Tiers-Ordres et aux associations de fidèles en attente de devenir un Institut de vie consacrée ou une Société de vie apostolique.
Le secrétaire joue un rôle de coordination des différentes activités et services au sein du Dicastère, pour aider le Cardinal préfet et en collaboration avec les sous-secrétaires. Je suis arrivée ici le 4 décembre 2023 d’un « autre monde », celui des Missionnaires de la Consolata, ma Congrégation missionnaire ad gentes. Je n’avais aucune idée du fonctionnement d’un Dicastère. Je me sens et je suis en fait très petite devant ce que ce mandat exige. Chaque jour, je fais l’expérience de l’importance et de la beauté du « travail en équipe ». Je vis cette expérience comme un apprentissage, à l’école de nombreux collègues qui travaillent ici depuis des années, qui m’ont accueillie avec une bienveillance et une cordialité exquises et de qui j’ai beaucoup à apprendre. Et à l’école des personnes que je rencontre chaque jour, tant en présence qu’à travers les documents qui parviennent au Dicastère et qui requièrent une étude sérieuse, de la réflexion, de la prière, du discernement.
D’habitude, on dit qu’à Rome, ce sont surtout les problèmes et les questions critiques qui doivent trouver une réponse. Pourtant, la vie consacrée est faite de tant de belles réalités profondément évangéliques : l’annonce de la Bonne Nouvelle, le service aux plus pauvres, la présence capillaire dans la société, l’éducation des enfants et des jeunes, le soin des personnes âgées et des malades ; bref, tant de générosité, souvent aussi cachée. Ces histoires parviennent-elles à Rome ?
Certes, dans le Dicastère, il y a des problèmes, des questions critiques et des souffrances qui requièrent le plus grand respect, l’écoute, la réflexion, la prière, le discernement, l’expertise, le dévouement et l’amour pour être accueillis, pris en charge et accompagnés. Avec les problèmes, et souvent à l’intérieur des problèmes, viennent aussi des espoirs, des chemins, des impulsions, des lumières, des témoignages vibrants de l’Évangile vécu. Durant la Rencontre des représentants des différentes formes de vie consacrée, qui s’est tenue à Rome du 1er au 4 février 2024 en préparation du Jubilé de l’an prochain, nous avons vu, goûté, senti, touché, respiré la beauté d’une vie consacrée pluriforme, polychrome, polyphonique, qui circule dans le monde, court dans ses veines profondes, habite ses blessures, ses fractures, ses morts, mais aussi ses renaissances et ses résurrections.
« Pèlerins de l’espérance, sur le chemin de la paix » était le thème de la rencontre organisée par le Dicastère. Au cours de ces journées, nous avons cheminé avec environ 300 hommes et femmes consacrés de 60 pays des cinq continents, nous écoutant les uns les autres, partageant, donnant de l’espace à la conversation dans l’Esprit, à la réflexion dans la prière, laissant émerger et identifiant à la fois les souffrances, les nœuds, les blessures auxquelles la vie consacrée est confrontée, et les chemins de réconciliation, de guérison, d’espérance, de renaissance qui activent et rendent fécond et opérationnel l’intense désir de fraternité, de sororité et de paix qui habite dans les cœurs. Les participants à la rencontre sont rentrés dans leur pays avec une sorte de « mandat » : accompagner la vie consacrée pour qu’elle soit un signe de paix, de réconciliation, d’espérance. Une espérance qui s’enracine dans le roc vivant de l’Amour de Dieu qui s’est fait chair, qui a assumé notre humanité, qui a pris sur lui nos maladies et nos souffrances, et qui de ses blessures a fait jaillir du sang et de l’eau, un remède ardent qui coule maintenant dans les veines de l’univers, guérissant, réparant, consolant, transfigurant nos blessures, les ouvrant à la résurrection.
Voulez-vous nous suggérer, en particulier, un aspect de la vie consacrée qu’il est urgent de redécouvrir, de contextualiser, de raconter à nouveau ? Souhaitez-vous partager avec nos lecteurs une expérience personnelle ?
Je crois qu’un aspect de la vie consacrée qu’il serait bon de redécouvrir et de raconter à nouveau est précisément celui de la présence humble, tenace, aimante et souvent minuscule et fragile d’hommes et de femmes animés par l’Évangile dans des contextes de fracture, de rejet, de crise, de conflit, d’extrême périphérie géographique et existentielle. Il y a des expériences d’une beauté extraordinaire, la beauté de l’Évangile : d’une douceur extrême et puissante, très humble et audacieuse, douce et solide comme un roc. Je vais brièvement raconter une expérience unique, que j’ai eu la grâce de vivre il y a quelques années.
En avril 2018, pendant la semaine de Pâques, j’étais en Afghanistan, à Kaboul, avec une de mes consœurs, pour visiter la Communauté féminine intercongrégationnelle qui gérait une petite école pour des enfants handicapés issus de groupes sociaux défavorisés. Le projet a malheureusement dû prendre fin lors de l’arrivée des talibans à Kaboul en août 2021. Avec les deux sœurs présentes à l’époque, de deux Congrégations et nationalités différentes, nous sommes allées célébrer Pâques dans la seule chapelle catholique d’Afghanistan, celle de l’ambassade d’Italie, où résidait le Supérieur ecclésiastique en charge de la Missio sui iuris en Afghanistan, un religieux. Pour atteindre l’ambassade depuis la banlieue où nous nous trouvions, nous avons pris un taxi et traversé la ville. La zone de l’ambassade était fortement militarisée. Mais les soldats afghans et ceux des contingents étrangers connaissaient les sœurs depuis longtemps, et nous n’avons rencontré aucune résistance à notre passage. Lorsque nous sommes arrivés à l’ambassade d’Italie, nous avons rencontré quelques soldats de la base de l’OTAN voisine, qui étaient également venus pour assister à la messe. La base se trouvait relativement proche de l’ambassade ,et les soldats n’avaient que quelques centaines de mètres à parcourir pour l’atteindre.
Je n’ai pu m’empêcher de remarquer, avec émotion, la différence évidente entre l’approche des soldats et celle des sœurs, à commencer par leur tenue vestimentaire. Voici les soldats, lourdement harnachés, conformément aux règles qui leur sont imposées, avec leur tenue de camouflage, leur gilet pare-balles, leur casque, leur visière, leurs grosses bottes, leur ceinturon et leurs armes. Il leur a fallu un certain temps avant de se défaire de certains de ces objets et d’entrer dans la chapelle un peu plus légers. Tout près, il y avait les sœurs, de belles femmes fragiles simplement enveloppées dans de doux tissus afghans et un délicat voile islamique, leurs crucifix autour du cou, jalousement gardés et cachés sous leurs robes légères. Cela m’a rappelé l’image de David, le garçon qui, après avoir enlevé l’armure que Saül lui avait donnée pour se protéger dans le combat, s’avance nu, libre et armé seulement de cailloux et d’une fronde vers Goliath – le géant vêtu d’une armure et d’un casque de bronze –, confiant non pas en lui-même et en ses armes, mais en son Dieu. Je n’oublierai jamais le commentaire d’un officier de l’OTAN : « Ces deux femmes, extraordinaires, humbles et dévouées, font infiniment plus pour ce peuple que nous tous, soldats, réunis ».
Parlons maintenant de certaines questions critiques qui ne manquent pas. Par exemple, les Instituts religieux qui diminuent en nombre et en force, ou ceux qui font l’objet de visites apostoliques ou de commissariats pour des raisons très diverses. Rappelons, par exemple, les différentes formes d’abus dans l’exercice de l’autorité, les abus de conscience, les abus sexuels, ou les problèmes de gestion financière. Comment le Dicastère gère-t-il ces situations difficiles ?
La vie consacrée est sans aucun doute soumise à des tensions, des crises, des défis, car elle est une réalité vivante, faite d’humanité mêlée de terre et de Ciel, avec ses lumières et ses ombres, ses élans et ses chutes, la sainteté et le péché, la fragilité et la force, la fatigue et la beauté des personnes appelées par l’Amour et à l’Amour. Non seulement au cours de ces premiers mois de service dans le Dicastère, mais déjà à partir d’expériences antérieures, j’ai pu me rendre compte combien la crise, dans son sens étymologique de choix, de décision, représente en fait un appel à entrer dans un moment fort de discernement, de conversion, de prise de position pour l’Évangile, et pour rien d’autre.
Dans sa Lettre apostolique pour l’Année de la vie consacrée, le pape François a écrit que « La question que nous sommes appelés à nous poser au cours de cette Année est de savoir si nous aussi nous nous laissons interpeller par l’Évangile et comment ; s’il est vraiment le vade-mecum pour notre vie de chaque jour et pour les choix que nous sommes appelés à faire. Il est exigeant et demande à être vécu avec radicalité et sincérité. Il ne suffit pas de le lire (même si la lecture et l’étude restent d’extrême importance), il ne suffit pas de le méditer (et nous le faisons avec joie chaque jour). Jésus nous demande de le mettre en œuvre, de vivre ses paroles. Nous devons nous demander encore : Jésus est-il vraiment notre premier et unique amour, comme nous nous le sommes proposé quand nous avons professé nos vœux ? C’est seulement s’il en est ainsi que nous pouvons et devons aimer dans la vérité et dans la miséricorde chaque personne que nous rencontrons sur notre chemin, parce que nous aurons appris de lui ce qu’est l’amour et comment aimer : nous saurons aimer parce que nous aurons son cœur même ».
De cet appel à la conversion, à une prise de position décisive et renouvelée en faveur de l’Évangile, à un retour à la centralité de Jésus-Christ dans nos vies, découle la nécessité du chemin de transparence constamment indiqué par le Saint-Père. Ce qui implique l’humble courage de s’exposer à la lumière et de se laisser traverser, blesser et purifier par elle, pour apprendre à aimer « en vérité et en miséricorde ». Sans confusion ni compromis, en appelant « mal » ce qui est mal et « bien » ce qui est bien, en reconnaissant les erreurs et en mettant en place des actes et des processus de réparation, de réconciliation, de reconstruction. J’ai été très touché par l’homélie du pape François lors de la messe chrismale de cette année. Le Saint-Père a parlé de la « componction », qui est la capacité de se laisser transpercer le cœur : « Le mot évoque la piqûre : la componction est une “piqûre au cœur”, une perforation qui le blesse, faisant couler les larmes du repentir. […] Voici la componction : elle n’est pas un sentiment de culpabilité qui abat, ni un scrupule qui paralyse, mais elle est une piqûre salutaire qui brûle à l’intérieur et guérit, parce que le cœur, lorsqu’il voit son mal et se reconnaît pécheur, s’ouvre, accueille l’action de l’Esprit Saint, eau vive qui l’émeut et fait couler des larmes sur son visage. Celui qui jette le masque et laisse Dieu regarder dans son cœur reçoit le don de ces larmes, les eaux les plus saintes après celles du baptême ».
Voilà, c’est une perforation qui libère le cœur de tout ce qui l’endurcit, le raidit, le fige, l’arme. C’est une perforation qui le guérit, le rend chaleureux, doux, humble, courageux, capable de se convertir, de se repentir, de s’ouvrir, de palpiter au rythme de la tendresse, de la compassion, de la miséricorde, de l’attention, de la révérence, de la ténacité de l’amour. Je crois qu’un chemin de conversion, de retour à Jésus-Christ, ne peut se passer de cette perforation qui libère.
Et quelles sont les possibilités d’intervention du Dicastère ?
En tant que Dicastère, conscient de la complexité et de la délicatesse de nombreuses situations, nous essayons d’offrir écoute, attention et accompagnement. Dans certains cas, l’accompagnement se traduit également par des interventions telles que celles que vous avez mentionnées : visites apostoliques, commissariats ou autres formes d’assistance qui sont, en fait, des instances et des chemins de discernement et de transformation, si des situations critiques se présentent et requièrent le soutien et l’aide du Saint-Siège.
En ce qui concerne les Instituts dont le nombre et la force diminuent, la réflexion est en cours, en dialogue avec les différentes conférences et unions d’hommes et de femmes consacrés. La diminution des effectifs nous encourage à approfondir le sens évangélique de la petitesse et de la fragilité, à lire ce signe de manière sapientielle. En effet, la figure de la fragilité marque clairement, aujourd’hui, en de nombreux lieux et contextes, notre expérience de la consécration et de la mission, suscitant souvent la peur, la perplexité, la nostalgie de l’époque où « nous étions nombreux, jeunes et forts ».
La diminution de la force, l’augmentation de l’âge moyen, la crise économique, la perte d’une image prestigieuse et puissante, la remise en question de la mission, et parfois la confusion sur l’identité et le sens de la vie consacrée constituent des occasions critiques et bénies pour approfondir le sens de la vocation et de la mission, pour revenir non pas au passé mais aux origines, au centre très humble et ardent de notre appel.
Oui, la conscience et l’acceptation de notre fragilité sont salutaires ; elles peuvent nous guérir et nous libérer de tant de superstructures qui nous alourdissent en tant que personnes, en tant que vie consacrée et en tant qu’Église ; elles nous aident à guérir les prétentions à l’autosuffisance et à redécouvrir la beauté de marcher ensemble, d’avoir besoin les uns des autres. Elle nous incite à revenir à l’Évangile, à Jésus qui envoie les siens comme de petits agneaux humbles et faibles, sans sac, sans besace et sans sandales, des créatures vulnérables, dépouillées de toutes armes et défenses, dépouillées de tout pouvoir et de toute grandeur et libres de laisser l’Amour les habiter et les vivre.
Une réalité particulièrement importante est celle des vocations et de la formation. Comment se déroule ou devrait se dérouler la formation, en termes de maturation personnelle, d’un point de vue humain et religieux ?
La formation, dans toutes ses étapes, dimensions et modalités, joue un rôle crucial dans la croissance intégrale des personnes consacrées et, par conséquent, dans le développement de relations interpersonnelles saines et évangéliques, de communautés et de processus synodaux, de parcours de vie consacrée authentiquement animés par le feu de l’amour pour le Christ et pour les frères. Je voudrais souligner ici l’attention sérieuse que le discernement et l’accompagnement vocationnels méritent avant l’entrée dans un Institut ou une Société, afin de vérifier chez les candidats les exigences humaines, spirituelles et motivationnelles de base. Cette vérification exige un temps prolongé, une attention aux processus personnels et interpersonnels, un respect révérencieux pour la dignité et la liberté de la personne, une connaissance de l’environnement et de la culture du candidat ou de la candidate. Le discernement se poursuit, une fois que la personne est entrée dans un Institut, par un accompagnement personnel systématique et attentif, flanqué d’un accompagnement de groupe.
Une préparation soignée dans les domaines spirituel, théologique et professionnel a une importance indiscutable pour former une capacité correcte de compréhension, d’élaboration, d’évaluation et de jugement critique. Souvent, cependant, les problèmes, les souffrances et les difficultés dans l’expérience de la vie consacrée, dans les relations interpersonnelles, dans le rapport entre autorité et obéissance, dans la compréhension et la vie de la synodalité, proviennent d’une sorte de blessure, de vide ou de faiblesse à des niveaux plus profonds, qui n’ont peut-être jamais été visités, et encore moins accueillis et intégrés. Une formation qui atteint et ouvre les zones les plus profondes de la personne à la transformation évangélique est donc indispensable pour une vie consacrée saine, joyeuse, synodale et évangélique.
Nous devons investir résolument dans un discernement sérieux et une formation intégrale, initiale et permanente, sans permettre que l’attrait du grand nombre, l’extension de nos présences, la grandeur de nos œuvres, la visibilité de nos structures nous privent de la liberté d’être ce que nous sommes : de simples signes du Royaume, un Royaume que Jésus aime exprimer avec les humbles images de la petite graine de moutarde, du petit levain dans la masse, du trésor caché dans un champ.
En Italie et dans d’autres pays occidentaux, nous constatons la présence de nombreux hommes consacrés, mais surtout de femmes consacrées, provenant d’Asie et d’Afrique, déjà insérés dans la vie quotidienne des communautés et dans l’apostolat. Comment voyez-vous cette « immigration » ? Quels sont les risques, s’il y en a, et quelles sont les conditions pour que cela ait des résultats positifs ?
Ici s’ouvre le thème majeur de l’interculturalité dans la vie consacrée. Cela concerne non seulement les hommes et les femmes consacrés qui viennent en Italie d’autres pays mais bien tout processus interculturel, où qu’il soit vécu dans le monde. L’interculturalité est une opportunité extraordinaire de vivre et de témoigner de l’Évangile. Mais pour être telle, elle doit se fonder sur la connaissance, le respect et l’accompagnement des dynamiques humaines en jeu, et sur une spiritualité solide qui nous ouvre à la fraternité universelle selon l’Évangile, en surmontant les préjugés, les visions étroites, la méfiance et les résistances.
Le contact avec la différence suscite généralement des résistances. Si la résistance est reconnue, élaborée et ouverte à l’Évangile, nous pouvons vraiment vivre une splendide expérience de libération, d’expansion de l’âme, d’échange profond, de véritable fraternité dans le respect et la célébration des différences, mises en dialogue par la Amour. Ici aussi, une formation qui dès le début soit attentive à la capacité de s’ouvrir à la diversité, de transformer certains schémas mentaux et émotionnels, de s’impliquer dans des relations suffisamment libres et saines, est de la plus haute importance pour favoriser des chemins d’une vraie interculturalité évangélique.
Le pontificat du pape François est certainement celui où la « question des femmes » a eu de l’espace et du développement, et où il y a eu un changement effectif, même au niveau des nominations. Et vous êtes l’une des femmes à qui le Pontife a confié des postes de responsabilité au sein de la Curie romaine. Vous avez été nommée parce que votre expertise personnelle dans certains domaines a été reconnue. Mais le Pape insiste aussi souvent sur la contribution spécifique que les femmes peuvent apporter à l’Église, et à la Curie romaine en particulier. Comment le comprenez-vous, et quelle est votre expérience depuis le 7 octobre 2023, quand vous avez été nommée secrétaire du Dicastère ?
Comme le Saint-Père l’avait dit le 30 novembre 2023, dans son discours à la Commission théologique internationale sur la nécessité de « démasculiser » l’Église, les 4 et 5 décembre s’est tenue la réunion du Conseil des cardinaux dont le thème principal était précisément la dimension féminine de l’Église. Je crois qu’il s’agit d’une réflexion qui doit être poursuivie et approfondie par tous, mais aussi traduite en pratique efficace. Une pratique qui passe certes par une plus grande participation des femmes aux différents niveaux de la vie de l’Église, mais qui requiert aussi une étude attentive de la dimension féminine de l’Église et de la mission au sens large : modèles et dynamiques de pensée, d’affection, de sensibilité, de spiritualité, d’action et de mission, qui incarnent les deux dimensions vitales du féminin et du masculin et tiennent compte de l’interaction nécessaire, bénéfique et bénie entre elles.
Il me semble qu’il serait réducteur de parler d’une « question féminine » distincte d’une « question masculine ». Je crois vraiment que la paix, pour germer, grandir et mûrir dans le cœur de chaque personne, parmi nous, entre les peuples, dans le monde, dans la création, a besoin de la fertilité d’un sol primordial, d’une matrice essentielle : la relation saine et bonne, confiante, respectueuse, révérencieuse, tendre et vitale entre l’homme et la femme. Sur le plan personnel, au début de ce service au sein du Dicastère, je vis une sorte d’orientation progressive de mon être vers cette nouvelle mission, qui est vraiment différente des expériences précédentes. J’ai trouvé un environnement accueillant, familier et bienveillant. Et c’est une grande aide pour moi. Je sais que j’ai beaucoup à apprendre de chacun et je ressens le besoin d’étudier avec ceux qui ont beaucoup plus d’expérience et d’expertise que moi dans ce type de service à la vie consacrée. J’ai confiance en l’aide et les prières de tous. Je me confie à la Vierge Marie, la Mère consolée, la Femme par excellence, celle qui avec la plus grande tendresse et le plus grand courage, avec humilité et passion, douceur et ténacité sait rassembler, unir, consoler ses fils et ses filles, les garder, alimentant le feu dans un cénacle où la vie grandit et où chacun se sent « chez lui ».
Parlons enfin du Synode. Récemment, le pape François a demandé aux Dicastères de collaborer avec le Secrétariat général du Synode des évêques pour étudier une série de problèmes. Où en sommes-nous dans ce processus et quelle est la contribution du Dicastère pour la Vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique à cet égard ?
Nous sommes heureux de nous préparer à mettre en œuvre ce que le Saint-Père a établi : « Selon ce qui est établi par l’art. 33 du Praedicate evangelium, les Dicastères de la Curie romaine collaborent, “selon leurs compétences spécifiques respectives, à l’activité du Secrétariat général du Synode”, en instituant des groupes d’étude qui initient, avec une méthode synodale, l’étude approfondie de certains des thèmes émergé lors de la première session de la XVIe Assemblée générale ordinaire du Synode des évêques. Ces groupes d’étude doivent être constitués d’un commun accord entre les Dicastères compétents de la Curie romaine et le Secrétariat général du Synode, qui est chargé de leur coordination ». Selon le Plan de travail publié par le Secrétariat général du Synode des évêques, 10 thèmes seront étudiés par des groupes interdépartementaux. Nous sommes impliqués dans certains de ces groupes et des contacts ont déjà été initiés avec d’autres ministères pour coordonner les travaux sur des questions de compétence commune.
Nous sommes sûrs que ces groupes d’étude seront une occasion bénie non seulement d’approfondir les thèmes prévus, mais aussi d’expérimenter, goûter et ressentir la beauté et la fécondité de marcher ensemble, à l’écoute de l’Esprit.
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