Abraham planta un tamaris à Béer-Shéva où il invoqua le Seigneur, le Dieu éternel, par son nom. (Gn 21,33)
Où trouverons-nous les ressources de notre engagement en faveur du monde créé ? Comment soutiendrons-nous notre action au bénéfice de la terre et des vivants qui l’habitent ? La mobilisation écologique, on le sait, a surtout mis l’accent sur la dimension de la peur et de la culpabilité ; en d’autres termes, sur des sentiments réactifs.[1] Si la peur joue un rôle indispensable dans l’éveil du sens de l’urgence,[2] peut-elle, à elle seule, nourrir un « parti pris » écologique de longue durée ? À la peur et à la culpabilité ne faut-il pas associer des sentiments proactifs, soutenant positivement un engagement personnel pour la « maison commune » ?
L’alerte à propos du climat et du futur des espèces s’accompagne par ailleurs de la diffusion de données scientifiques, continuellement mises à jour. Elles traduisent le rôle incontournable de la science dans l’alerte donnée (en réponse aux scepticismes de tous genres). Si de telles données jouent un rôle essentiel dans la mobilisation en cours, sont-elles à même de soutenir un engagement de fond au bénéfice de la planète verte et bleue ? « Le discours de la raison ne fonctionne pas », constate l’océanographe François Sarano, pourtant voué, par métier, à la démonstration scientifique. Dans leur abstraction, les chiffres ne parlent pas : « 200 000 tonnes de plastique déversées chaque année dans la Méditerranée, qu’est-ce que ça veut dire ? ». Ce qui aujourd’hui d’abord importe, poursuit l’océanographe, est d’un autre ordre : « il faut amener chacun à reprendre contact avec le vivant ».[3]
Ces pages chercheront à le montrer : nous sommes appelés par la crise présente à retrouver un lien d’empathie avec les autres espèces vivantes, végétales et animales, dans l’espace et le temps du « paysage », élargi à la planète entière.[4] Le chemin de soi à soi auquel est appelé l’être humain ne peut plus être anthropocentré et solipsiste comme il l’a été dans la modernité : la vie du « je » passe par son inclusion dans le « nous » des vivants, sur l’horizon du monde naturel. Cette transformation est de sympathie ; elle passe par une perception imaginative et affective des autres vivants de cette terre. Ainsi qu’on le verra, elle croise de manière répétée la perception rendue possible par la poésie. On sait l’affinité immémoriale de la poésie avec la nature – les règles du haïku (pour s’en tenir à une tradition) requièrent ainsi l’inclusion d’une référence à la saison dans le court poème. Cette affinité reçoit aujourd’hui une actualité nouvelle, celle de réveiller en chacun une communion possible avec les (autres) vivants de cette terre.[5]
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[1] Voir J.-P. Pierron, Je est un nous. Enquête philosophique sur nos interdépendances avec le vivant, Mondes sauvages – Pour une nouvelle alliance, Actes Sud, 2021, p. 28.
[2] Voir notamment C. Benedetti, « Il coraggio di avere paura », in Id., La letteratura ci salverà dall’estinzione, Torino, Einaudi, 2021, in pp. 48-49.
[3] F. Sarano, « Il faut amener chacun à reprendre contact avec le vivant », Le Monde, vendredi 3 septembre 2021, p. 7
[4] Les pages que voici se centreront sur la relation de l’homme au monde végétal et animal ; il y aurait à élaborer un discours analogue à propos du monde non-animé, et notamment minéral. Le concept de « paysage » est alors fondamental. Voir par exemple V. Lingiardi, Mindscapes. Psiche nel paesaggio, Milano, Raffaello Cortina, 2017.
[5] Cette actualité se traduit par le champ grandissant de l’« écopoétique ». Voir notamment N. Blanc, D. Chartier et Th. Pughe. « Littérature & écologie : vers une écopoétique », Écologie & politique, 36/2 (2008) 15-28 ; S. Strazzabosco (éd.), Oikos. Poeti per il futuro, Sesto an Giovanni, Mimesis, 2020. Et le dossier sur le site Fabula : https://www.fabula.org/atelier.php?Ecopoetique.
[6] Pierron, Je est un nous, 38.
[7] Pierron, Je est un nous, 75.
[8] Pierron, Je est un nous, 57.
[9] Pierron, Je est un nous, 60.
[10] M. Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1954, p. 138.
[11] P. Riou, D’âge en âge. Poèmes, Paris, Conférence, 2018, p. 8.
[12] J.-P. Sonnet, « Arboricoles », in id., Sapiens. Nul n’échappe à l’origine (à paraître).
[13] Pierron, Je est un nous, 34. La dette de Pierron à la pensée de Paul Ricœur est ici manifeste ; Ricœur écrit ainsi : « C’est dans l’imaginaire que j’essaie mon pouvoir de faire, que je prends la mesure du ‘je peux’ » (P. Ricœur, Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, p. 225.).
[14] Pierron, Je est un nous, 26.
[15] Pierron, Je est un nous, 59
[16] P. Hadot, La philosophie comme manière de vivre. Entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold Davidson, Paris, Albin Michel, 2001, p. 144. Le judaïsme rabbinique et l’islam soufi connaissent des formes similaires d’exercices. Voir notamment J. Schofer, “Spiritual Exercises in Rabbinic Culture”, AJS Review 27/2 (2003) 203-225 ; Qamar-ul Huda, Striving for Divine Union. Spiritual Exercises for Suhraward Sufis, London, Routledge, 2002 ; Maurice de Fenoyl, « Propos de soufis. Mystique musulmane et Exercices spirituels de saint Ignace », Archivo Teológico Granadino 81 (2018) 9-70. Certains n’ont pas manqué d’assimiler l’écriture poétique à de tels exercices. Gérard Bocholier écrit ainsi : « Toute écriture poétique n’est-elle pas exercice spirituel dans la mesure où le travail de la langue est aussi travail sur soi-même, dans le sens aussi où, plus ou moins confusément, le poète sait qu’il doit s’effacer devant quelque chose – ou quelqu’un – de plus grand et de plus fort que lui ? » (G. Bocholier, Le poème, exercice spirituel, Paris, Ad Solem, 2014, p. 5).
[17] Pierron, Je est un nous, 59.
[18] R. Harrison, Jardins. Réflexions sur la condition humaine, Paris, Le Pommier, 2007, p. X.
[19] P.-A. Jourdan, L’Entrée dans le jardin, Thierry Bouchard, Losne, 1984, p. 20.
[20] P. Valéry, Eupalinos. L’Âme et la danse. Dialogue de l’arbre, Paris, Gallimard, 1945, p. 179.
[21] F. Hallé, La vie des arbres, Paris, Bayard, 2011, p. 13.
[22] F. Hallé, Catalogue de l’exposition « Nous les arbres » (12 juillet 2019 – 5 janvier 2020), Fondation Cartier pour l’Art contemporain, Paris, 2019, p. 2.
[23] B. Sirven, « Voir l’arbre. Regard porté à la croisée des invisibles », postface à E. Zürcher, Les arbres entre visible et invisible, Préface de Francis Hallé, Arles, Acte Sud, 2016, p. 234.
[24] F. Ponge, Le parti pris des choses, suivi de Proêmes, NRF, Paris, Gallimard, 1967, p. 80.
[25] Ponge, Parti pris, 82.
[26] Y. Bonnefoy, « Les Arbres », NRF, Paris, Gallimard, p. 17.
[27] F. Jacqmin, Les Saisons, poèmes en prose, Bruxelles, Labor, Espace Nord 50, 1988, pp. 111.119.
[28] G. Consonni, Pinoli, Torino, Einaudi, 2021, p. 21.
[29] Jourdan, Entrée, 23.
[30] Dans la persona des fleurs parlant en première personne, on retrouve le « nous sommes la Fleur » d’Emily Dickinson (« La marguerite suit doucement le soleil »).
[31] C’est Rainer Maria Rilke et ses Sonnets à Orphée qui se reconnaissent ici derrière la poésie de Glück.
[32] L. Glück, L’Iris sauvage, Paris, Gallimard, 2021, p. 35.
[33] Glück, Iris, 25.
[34] L. Glück, « Echoes », in Poems 1962-2012, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2012, p. 514 (je traduis).
[35] Voir, avec des accents différents, E. Jensen, « Ecological Conversion and the Spiritual Exercises », The Way 59/2 (2020) 7-18.
[36] Bonaventure, In II Sent., 23, 2, 3.
[37] Cette perspective ici développée peut être caractérisée comme une forme de « panenthéisme », pour reprendre l’expression du philosophe Karl Krause (1781-1832), à savoir l’affirmation de la présence de Dieu à la nature sans pourtant les assimiler l’un à l’autre comme dans le cas du panthéisme. Dans la formulation du panenthéisme, Krause s’est notamment inspiré de la tradition orthodoxe ; voir la synthèse dans M. Egger, La terre comme soi-même. Repères pour une écospiritualité, Genève, Labor et Fides, 2012, pp. 128-166, qui fait notamment référence aux développements du philosophe orthodoxe russe Sergueï Boulgakov (1871-1944) sur la Sagesse divine. Le pape François développe des vues très proches dans l’exhortation apostolique Querida Amazonia, en saluant l’apport des peuples autochtones dans leur rapport à la nature du bassin amazonien (n° 41-60).
[38] Alors qu’Aristote et Thomas d’Aquin situent le principe d’individuation des êtres (des individus au sein de l’espèce) dans la matière, Duns Scot le place dans l’ultime détermination formelle (l’haecceitas), qui fait qu’un individu est lui-même et se distingue de tout autre.
[39] G.M. Hopkins, Poèmes accompagnés de proses et de dessins, Paris, Seuil, 1980, p. 127.
[40] Sur le thème du silence dans lequel s’est retrouvé enfermé le monde naturel, voir D. Abram, Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens, Paris, La Découverte, 2013.
[41] Le philosophe Bruno Latour a formulé l’idée d’un « parlement des choses », qui prenne en compte non seulement les requêtes (juridiques) des humains mais aussi des « non-humains » de ce monde (B. Latour, « Esquisse d’un Parlement des choses », Écologie & politique, n° 56 [2018] 47-64). Marielle Macé réinterprète le parlement en question comme « parlement des vivants » : « La terre se fait entendre, le parlement des vivants demande aujourd’hui à être élargi. Élargi à d’autres voix, d’autres intelligences, d’autres façons de s’y prendre pour vivre (…). L’élargissement radical des formes de vie à considérer et des ententes à construire, voilà le point vif » (M. Macé, Nos cabanes, Lagrasse, Verdier, p. 97).
[42] À propos d’une pratique analogue dans le judaïsme hassidique, voir Jean Baumgarten, « Prier dans les bois et les champs. Israël Baal Shem Tov et la nature », Tsafon, 76 (2018) 27-50.
[43] L’expression apparaît quatorze fois dans la Bible hébraïque (voir notamment Ps 27,13 ; 116,9 ; 142,6), où elle « fait référence à la terre comme la place des créatures vivantes » (H. Ringgren, « חי chai », TDOTIV, p. 341).
[44] La tradition d’interprétation, juive et chrétienne, n’a pas manqué d’emprunter cette voie. Pour le midrash, la gazelle bondissante est Dieu lui-même, qui accompagne, vigilant, le peuple dans la sortie d’Égypte (Ct Rabba 2,9) ; de son côté, Jean de la Croix, dans son Cantique spirituel, fait entendre l’adresse de l’âme à Dieu : « Tel un cerf tu as fui » (CS 1).
[45] Protéger cette diversité, c’est prolonger le geste d’Adam, nommant les animaux de son biotope (Gn 2,20), et celui de Salomon, qui « parla des arbres, depuis le cèdre du Liban jusqu’à l’hysope qui sort du mur; il a aussi parlé des bêtes, des oiseaux, des bestioles et des poissons » (1 R 5,13).
[46] Pour s’en tenir aux attributions les plus directes : Dieu s’assimile à la rosée et au cyprès verdoyant (en Os 14,6.9) ; dans son amour jaloux de son peuple, il se présente comme un lion, une lionne ou un lionceau, comme une panthère, ou encore une ourse (Os 5,14 ; 13,7-8) ; en Ex 19,4 ; 32,11, il assimile sa prévenance à l’égard de son peuple à celle de l’aigle ou du vautour (Ex 19,4 ; 32,11).
[47] La réalité théologique abordée dans ces pages a une évidente dimension christologique. Depuis l’article de J.G. Gibbs, « Pauline Cosmic Christology and Ecological Crisis », JBL 90 (1971) 466-479, c’est essentiellement la pensée paulinienne qui a fourni un appui à la christologie en question. Mais il y a tout autant à interroger l’affinité de Jésus pour le monde du verger, du vignoble et du potager, et son attention au mystère de la germination et de la fructification. Voir notamment C. Pagazzi, « Del Signore è la terra » L’attenzione di Gesù alla campagna, Rivista del Clero Italiano, n° 11 (2015) 785-795.