Un aperçu historique
La tempérance se trouve à la quatrième place dans le classement des vertus cardinales. Elle est dernière, non par ordre d’importance, mais parce qu’elle touche à la dimension intime de l’être humain, tandis que les autres vertus qui concernent le bien commun. Pourtant, c’est précisément à cause de cela qu’elle est indispensable à l’action vertueuse, qui est conditionnée par la droiture de la personne : « La prudence regarde la réalité concrète de tous les êtres ; la justice règle les rapports avec les autres ; par la force, l’homme, s’oubliant lui-même, sacrifie les biens et la vie. La tempérance, en revanche, est ordonnée à l’homme lui-même […]. Tempérance signifie : considérer soi-même et sa propre condition, diriger son regard et sa volonté sur soi-même[1] ». La tempérance a un caractère réflexif ; elle revient vers le sujet et le façonne, apportant une harmonie intérieure entre la sensibilité, l’intellect et la volonté, et permettant à la personne d’exprimer tout son potentiel.
Cette vertu était très appréciée dans le monde antique, comme on peut le constater par un simple examen des termes. Le mot grec enkrateia vient de la racine krat (pouvoir, domination, gouvernement, autorité) combinée à en (soi). La tempérance est la capacité de se gouverner soi-même, de maîtriser sa sensibilité et ses pensées ; elle est l’aboutissement d’un parcours de connaissance et de modelage de soi, l’idéal par excellence de la philosophie antique – redécouvert récemment surtout par Michel Foucault et Pierre Hadot –, idéal ensuite perdu au cours de la modernité[2].
Le domaine spécifique de l’enkrateia est la sensibilité (la faculté dite concupiscible, epithymētikon), tout ce qui a trait aux soins du corps (sexualité, nourriture, boisson, activité, repos), permettant son intégration avec la partie rationnelle de l’âme. En tant que maîtrise de soi, la tempérance aide aussi à maîtriser l’agressivité – la faculté dite « irascible » – ; elle est donc indispensable pour agir et raisonner d’une façon lucide, non obscurcie par les passions (cf. Pseudo-Platon, Définitions, 412 b ; Xénophon, Mémorables, II, 1, 1).
Avec Socrate, l’enkrateia devient une vertu centrale pour l’éthique et le comportement vertueux, qui rend la personne digne de confiance et capable d’assumer des responsabilités (cf. La République, III, 390 b) ; l’incontinent (akratēs) étant, au contraire, sans retenue, est peu fiable et dangereux, incapable de mener à bien une tâche (cf. Xénophon, Le Banquet, 8, 27 ; Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, 1, 34).
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[1] J. Pieper, La temperanza, Brescia, Morcelliana, 2001, 28 (nos italiques) ; cf. Somme théol. IIª-IIae, q. 141, a. 7-8.
[2] « La philosophie antique a proposé à l’humanité un art de vivre. Au contraire, la philosophie moderne apparaît avant tout comme une construction théorique composée de propositions exprimées dans un langage technique et réservée aux spécialistes » (P. Hadot, Philosophy as a Way of Life : Spiritual Exercises from Socrates to Foucault, New York, Wiley & Blackwell, 1995, 272). Cf. M. Foucault, La cura di sé. Storia della sessualità, vol. 3, Milan, Feltrinelli, 2014. Cependant, comme le montrent les recherches de Simone D’Agostino (Esercizi spirituali e filosofia moderna, Pise, Ets, 2017), ce thème est resté présent dans la philosophie moderne, au moins jusqu’au milieu du xviie siècle.
[3] Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, 1147a 25-1152a 25. Cf. G. Cucci, « La prudenza. Una virtù scomparsa ? », Civ. Catt. 2021 III 11-22.
[4] « L’enkrateia est la disposition insurmontable de ce qui se passe selon la droite raison, c’est-à-dire la vertu suprême qui nous permet de nous abstenir de ce dont il semble très difficile de s’abstenir » (Sesto Empirico, Contre les mathématiciens, IX, 153).
[5] Cf. W. Grundmann, « ἐγκράτεια », dans : G. Kittel – G. Friedrich (éds), Grande Lessico del Nuovo Testamento, vol. III, Brescia, Paideia, 1967, 39-42 ; H. Goldstein, « ἐγκράτεια », dans : H. Balz – G. Schneider, Dizionario esegetico del Nuovo Testamento, vol. 1, Brescia, Paideia, 1995, 1002 s.
[6] Cf. L. Galli, Dal corpo alla persona. Il sesso come lo spiegherei ai miei figli, Cinisello Balsamo (Mi), San Paolo, 2009, 19 s.
[7] Cf. Somme théol. Iª-IIae, q. 55, a. 1, ad 4um ; q. 62, a. 2, ad 3um.
[8] Cf. Somme théol. IIª-IIae, q. 141, a. 3-4 ; a. 4, ad 3um.
[9] « Chez les mêmes hommes, ceux qui ont aussi un meilleur sens du toucher ont de meilleures facultés intellectuelles » (Somme théol. Iª, q. 76, a. 5 ; cf. De veritate, q. 2, a. 3, ob. 19 ; De anima, 2, 19).
[10] Cf. Somme théol. IIIª, q. 15, a. 6 ; IIª-IIae, q. 141, a. 2 ad 2um ; a. 3.
[11] « Pour éduquer un homme, il faut non seulement les soins de la mère, qui doit l’allaiter, mais plus encore ceux du père, qui doit l’instruire et le défendre, et lui fournir des biens intérieurs et extérieurs. Il est donc contraire à la nature de l’homme d’avoir une union sexuelle occasionnelle, et il est nécessaire pour un homme de s’unir à une femme spécifique, avec laquelle il doit vivre non pas pour un certain temps, mais pour une longue période, voire pour toute sa vie […]. Or, ce choix d’une femme donnée s’appelle le mariage. Et c’est pourquoi on dit qu’il est de droit naturel […]. La fornication étant donc une union sexuelle occasionnelle, survenant en dehors du mariage, elle est contraire au bien de la progéniture » (Somme théol. IIª-IIae, q. 154, a. 2 ; Summa contra Gentiles III, 122). Sur l’importance des parents en psychologie du développement, Cf. G. Cucci, « Il padre è chiamato a svolgere un ruolo decisivo nella vita di fede », Civ. Catt. 2009 III 118-127 ; Id., « Il ruolo della madre nello sviluppo del bambino », Civ. Catt. 2019 IV 334-347.
[12] « La nature a lié le plaisir aux fonctions nécessaires à la vie humaine. L’ordre naturel exige donc que l’homme fasse usage de ces plaisirs autant qu’il est nécessaire pour son bien-être, tant pour la préservation de l’individu que pour celle de l’espèce. Par conséquent, si quelqu’un devait s’abstenir de ces plaisirs au point de négliger ce qui est nécessaire à la préservation de la nature, il commettrait un péché, violant ainsi l’ordre naturel » (Somme théol. IIª-IIae, q. 142, a. 1 ; cf. q. 153, a. 2, ad 2um).
[13] Cf. Somme théol. Iª-IIae, q. 2, a. 6 ; q. 4, a. 2. Viktor Frankl parle de « addiction au plaisir » et de « chute du désir », lorsqu’ils sont considérés comme la cause exclusive de l’action (V. Frankl, Psychotherapy and Existentialism, New York, Simon & Schuster, 1967, 5). Le même auteur montre, dans une étude plus détaillée, que ceux qui recherchent le plaisir comme une fin en soi ne le trouvent jamais (Id., The Will to Meaning, New York, Penguin Books, 1970, 31-49). Mihály Csíkszentmihályi relie le plaisir à une expérience d’engagement captivant, où l’on ne ressent pas le passage du temps (la dite « Théorie du Flow ») : Cf. M. Csíkszentmihályi, « Play and Intrinsic Rewards », Journal of Humanistic Psychology 15 (1975/3) 41-63.
[14] Cf. Somme théol. Iª-IIae, q. 31, a. 3-4 ; IIª-IIae, q. 141, a. 4, ad 3um ; R. Cessario, Le virtù, Milan, Jaca Book, 1994, 194 s.
[15] Cf. G. Cucci, « La lussuria, una ricerca malata dell’Assoluto », dans : Id., Il fascino del male. I vizi capitali, Rome, AdP, 2011, 280-313 ; Id., Dipendenza sessuale online, Milan, Àncora – La Civiltà Cattolica, 2015 ; Somme théol. IIª-IIae, q. 142, a. 2, ad 2um ; q. 156, a. 1.
[16] Somme théol. IIª-IIae, q. 142, a. 4 ; cf. q. 148-158.
[17] Cf. Somme théol. IIª-IIae, q. 151, a. 2, ad 2um ; Aristote, Ëthique à Nicomaque, 1119b 1-15.
[18] « À un moment où beaucoup de prêtres et religieux abandonnent la vie célibataire, nous voyons de nombreux couples s’interroger sur la valeur de leur engagement l’un envers l’autre […]. En effet, le mariage et le célibat sont deux manières de vivre dans la communauté chrétienne qui se soutiennent mutuellement » (H. J. M. Nouwen, I clown di Dio, Brescia, Queriniana, 2002, 77 s).
[19] Somme théol. IIª-IIae, q. 142, a. 2.
[20] Cf. Thomas d’Aquin, Expositio libri Boetii De ebdomadibus, I, 268a ; Somme théol. IIª-IIae, q. 168, a. 2-4.
[21] Pour plus d’informations, Cf. G. Cucci, Il fascino del male, 300-313 ; Id., « Affrontare la piaga della pornografia « online » », Civ. Catt. 2019 III 23-34.
[22] Cf. J. Pieper, La luce delle virtù, Cinisello Balsamo (Mi), San Paolo, 1999, 33 ; F. Nietzsche, Al di là del bene e del male, Milan, Adelphi, 1977, nos 29-30.
[23] S. Natoli, Dizionario dei vizi e delle virtù, Milan, Feltrinelli, 1999, 122 s.
[24] Ch. Singer, Del buon uso delle crisi, Sotto il Monte (Bg), Servitium, 2006, 47.
[25] Cf. Somme théol. Iª-IIae, q. 26, a. 1-3.
[26] Somme théol. Iª-IIae, q. 26, a. 3, ad 4um ; cf. R. Miner, Thomas Aquinas on the Passions : A Study of Summa Theologiae, 1a2ae 22-48, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, 121.