Le rapport ambivalent avec la mort
Un test éloquent de la façon dont le numérique a changé notre mode de vie est le rapport au temps. Il est désormais établi que la perception temporelle diminue pendant la navigation : on se trouve à la fin de journée sans être conscient de sa durée réelle, de même qu’il est tout aussi difficile de se souvenir de ce que l’on a vu pendant les heures passées devant l’écran. Tout semble s’aplatir dans l’instant, sans souvenir et sans durée. Cet écrasement de la dimension présente de la temporalité n’est pas né avec la toile mais s’inscrit dans un climat culturel plus général qui a profondément revisité notre rapport au temps.
Le rapport avec la mort est un paramètre de référence emblématique. Jusqu’au 19ème siècle, l’espérance de vie moyenne n’excédait pas 30 ans. Ceux qui vivaient jusqu’à 50 ans avaient généralement déjà vu la mort de leurs parents, de leur conjoint et de la plupart de leurs enfants. La familiarité avec la mort conduisait cependant à une attitude proactive envers la vie, car elle était animée par la perspective de l’au-delà, dont le présent est l’anticipation et la préparation, et offrait un sentiment de continuité avec les proches, une tradition et une tâche que ceux qui restent sont appelés à continuer.
Une fois aplatie sur un plan purement horizontal, la mort d’aujourd’hui est devenue « sauvage » – pour reprendre la célèbre expression de Philippe Ariès – ; elle ne fait plus partie de l’imaginaire culturel et de passage, elle est devenue le terminus : « S’il n’y a plus rien de l’autre côté, la mort n’est plus pensable […]. Au 21ème siècle, la revendication du droit de mourir dans la dignité et la prise de conscience de la question de l’euthanasie sont inscrites dans la représentation d’une mort honteuse car elle marque la défaite de l’individu qui se construit lui-même[1] ».
D’autre part, quand quelque chose est retiré de la vie ordinaire, cela finit par pénétrer l’existence humaine sous une autre forme. La mort fantastique attire le jeune public d’une manière spéciale : des représentations et des récits liés à l’au-delà, au vampirisme ou à l’horreur font autorité. Le roman de Stephenie Meyer Twilight (le premier d’une série de quatre, tous couronnés par un énorme succès éditorial), qui raconte l’histoire d’amour entre une fille et un garçon vampire, s’est vendu à plus de 17 millions d’exemplaires à l’époque de la parution de sa version cinématographique (2008), qui a contribué à sa diffusion et à sa popularité. Les vampires, apparus dans la littérature à la fin du 19e siècle, ont une caractéristique refusée aux hommes : l’immortalité et un caractère surnaturel où le divin a cédé la place au démoniaque. Le vampire est un être nocturne, il ne supporte pas la lumière et il se restaure avec l’obscurité ; c’est un hybride entre l’homme et l’animal – la chauve-souris, à son tour hybride entre oiseau et souris – qui amène la mort, ou mieux régénère les humains, les façonne à son image et à sa ressemblance. Toutefois, le vampire dans les nouveaux récits cesse d’être quelque chose d’inquiétant ; il a les traits d’un adolescent dont on tombe amoureux. Il ne vit plus la nuit, mais le jour, ne vit pas dans un château ténébreux, mais fréquente les collèges de bons garçons. Et surtout, il protège les personnes dont il tombe amoureux, comme une sorte de nouvel ange gardien, formé selon les traits de l’imagination du 21ème siècle.
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