Le Kenya est un pays de l’Afrique de l’Est habitué aux rendez-vous d’élections présidentielles. Il est aussi habitué aux contestations des résultats de ces élections, avec souvent des troubles qui provoquent malheureusement mort d’homme. L’élection présidentielle 2022 n’a pas échappé à cette logique ou presque.
Le 05 septembre 2022, la Cour suprême du Kenya a confirmé l’élection de William Ruto à la présidence de la république, confirmant ainsi les résultats annoncés le 15 août 2022 par la Commission électorale indépendante (IEBC), donnant Ruto vainqueur avec environ 233.000 voix d’avance (50,49% contre 48,85%) sur Raila Odinga[1]. Cette Cour a ainsi rejeté les recours de Raila Odinga qui avait dénoncé des fraudes, et a estimé que les irrégularités signalées n’étaient pas d’une ampleur suffisante pour affecter les résultats définitifs de l’élection présidentielle[2].
A l’issue de ce résultat, il sied de scruter la marche de la démocratie kenyane qui avance dans le même scénario chaque fois : élection, contestations, recours, confirmation du vainqueur ; avec souvent des scènes de violences.
L’élection 2022 a été un processus d’alliance surprenante commencée 4 ans auparavant, avec le rapprochement, après l’élection de 2017, entre le président Uhuru Kenyatta et Raila Odinga, membres des deux familles politiques les plus puissantes du pays[3]. En effet, après la crise habituelle postélectorale à laquelle les Kenyans sont habitués, Kenyatta et Odinga, dans une tournure surprenante, se sont réconciliés, apparaissant ensemble début mars 2018 et se tenant la main ; un acte qui est devenu populairement appelé « la poignée de main » et considéré comme un symbole de bipartisme.
Les deux leaders ont ensuite travaillé sur l’initiative « Construire des ponts Building Bridges » (the Building Bridges Initiative, BBI), un groupe de travail qui a rencontré des citoyens de tous horizons au Kenya pour identifier certains des plus grands défis du pays, puis recommander des solutions pour résoudre les problèmes. Le groupe de travail a publié son rapport en novembre 2019. Parmi les recommandations, plusieurs visaient à assurer un meilleur partage du pouvoir entre les nombreux groupes ethniques du pays. Ces recommandations ont été adoptées dans un projet de loi d’amendement constitutionnel, qui a été adopté par les deux chambres du Parlement en mai 2021. Toutefois, avant qu’il ne puisse être soumis à un référendum public, la constitutionnalité du projet d’amendement a été contestée devant les tribunaux. La décision finale a été rendue par la Cour suprême le 31 mars 2022. Elle a estimé que le projet de loi était inconstitutionnel et a donc mis fin à la tentative d’amendement de la Constitution par les recommandations du BBI[4].
Élection 2022
En décembre 2021, Odinga déclara officiellement sa candidature à l’élection présidentielle de 2022. Il se présente comme le candidat de l’alliance Azimio la Umoja, qui s’est formée en vue de l’élection et comprend l’ODM ainsi que le parti Jubilee de Kenyatta. Odinga a été officiellement soutenu par l’ODM ainsi que par Kenyatta et le parti au pouvoir, le Jubilee, en février 2022. Il a choisi Martha Karua comme colistière en mai. Odinga a affronté trois autres candidats à l’élection présidentielle du 9 août 2022 : le vice-président William Ruto, David Mwaure Waihiga et George Wajackoyah. Le jour du scrutin a été salué pour son caractère pacifique et, au cours des jours suivants, un processus transparent de décompte des voix a montré qu’Odinga était dans une course serrée avec Ruto.
Cependant, peu avant la publication des résultats le 15 août, l’un des agents électoraux d’Odinga a déclaré qu’il ne pouvait pas vérifier certains des résultats et qu’il avait des informations sur des malversations électorales, sans donner de détails. Cette déclaration a été suivie de près par le refus de quatre des sept commissaires de l’IEBC de valider les résultats de l’élection présidentielle, déclarant qu’ils ne pouvaient pas le faire parce que la dernière étape du processus de tabulation avait été opaque. Malgré tout, les résultats ont été annoncés, montrant Ruto comme vainqueur. Le lendemain, Odinga a alors rejeté les résultats, promettant de les contester en justice[5].
Il est alors important, pour bien comprendre le processus électoral présidentiel au Kenya, d’analyser les parcours des années antérieures. Mais, auparavant, il faudrait d’abord découvrir les deux principaux protagonistes de la dernière élection présidentielle kenyane.
Les deux grands protagonistes de l’élection de 2022
L’élection présidentielle de 2022 au Kenya a vu s’affronter deux grandes figures de la politique de ce pays. D’abord le vétéran Raila Odinga[6]. Fils de la grande figure de la politique kenyane avant et après l’indépendance, Odinga Odinga, Raila Odinga a suivi le pas de son père qui s’est opposé aux présidents Jomo Kenyatta (premier président du Kenya) et Daniel Arap Moi. Né le 7 janvier 1945, cet intellectuel et businessman de l’ethnie luo s’est engagé en politique après son emprisonnement de six ans, accusé d’avoir comploté contre le président Daniel Arap Moi. Il fut alors arrêté pendant six ans. Ensuite, il fut de nouveau arrêté pour avoir fait campagne contre le régime du parti unique. Il chercha refuge en Norvège en 1991 avant de retourner au Kenya en 1992.
Le deuxième grand protagoniste de l’élection présidentielle de 2022 au Kenya, c’est William Ruto, vice-président du pays au moment de sa candidature. Né le 21 décembre 1966, dans la région de Kamagut, dans le comté d’Uasin Gishu, Ruto a reçu son éducation élémentaire dans une école primaire de Kamagut, puis est entré dans le « Wareng Secondary School » situé à Eldoret. Après ses études secondaires à « Kapsabet High School » situé à Nandi, il avait rejoint l’université de Nairobi, où il s’est inscrit à un baccalauréat. Il s’est spécialisé dans des sujets tels que la zoologie et la botanique, dans le cadre de ce cours. Il a obtenu son diplôme en 1990 et a dépassé sa classe pour laquelle on lui a offert une bourse pour poursuivre sa maîtrise dans la même université. Il avait été employé comme enseignant dans diverses écoles secondaires de Sirgoi et Kamagut. En ce qui concerne son parcours politique, Ruto a rejoint en 1992, le parti Kenya African National Union (KANU), dans leur campagne électorale pour soutenir le fondateur du parti, Daniel Arap Moi. Il est ainsi entré dans la sphère politique du Kenya, après avoir été nommé député de la circonscription d’Eldoret North, en 1997. En 2002, il a été vice-ministre de l’intérieur et, la même année, il a de nouveau été élu au Parlement. Il devint le secrétaire général du parti KANU en 2005.
Expériences différentes
Ruto et Odinga ont en commun le fait d’être des acteurs politiques de leur pays. Mais ils ont chacun un parcours, différent de l’autre, même si leurs chemins se sont croisés au sein d’un parti politique. Dans la course pour la présidence du pays, Ruto a eu plus de chance qu’Odinga. On se rappellera que c’est en 2006 que Ruto avait annoncé qu’il se présenterait aux élections présidentielles, qui devaient commencer l’année suivante. Sa décision alors qu’il était secrétaire général du Parti KANU (au pouvoir) n’avait pas été appuyée par ses camarades du parti. Il a donc tenté de déposer la candidature du « Mouvement démocratique orange » (ODM), mais n’a pas obtenu de nomination.
En 2007, Ruto s’était en effet séparé du parti KANU et avait démissionné de son poste de secrétaire général. Il rejoignit alors le Mouvement démocrate orange (ODM) de Raila Odinga. Après le chaos de l’élection présidentielle de 2007, le président déclaré vainqueur, Mwai Kibaki et Odinga sont parvenus à une entente mutuelle et ont décidé de former un gouvernement de coalition en 2008. Ruto y figure comme ministre de l’Agriculture. En 2010 il est devint ministre de l’Enseignement supérieur, avant de démissionner en 2011, tout en gardant son siège de député. C’est en cette année qu’il termina aussi son master en sciences de l’environnement.
Bien que le nom de Ruto soit sur la liste noire de certaines personnes accusées de corruption publiée en 2012 par la « Law Society of Kenya » (KSK), Ruto, qui s’était déjà séparé du parti d’Odinga, réussit à obtenir un grand nombre de votes l’année suivante. Il était en même temps colistier d’Uhuru Kenyatta. Ruto et Kenyatta avaient en effet formé le parti de coalition nommé « Jubilee Alliance », pour l’élection présidentielle de 2013 qu’ils remportèrent[7].
En ce qui est d’Odinga, c’est un vétéran politique habitué à la course pour la présidence. C’est en 1992 qu’il se présente pour la première fois à l’élection parlementaire et est élu à l’Assemblée nationale sous la bannière du Forum pour la restauration de la démocratie (Forum for the Restoration of Democracy–Kenya, FORD-K), parti dirigé par son père. Après la mort de son père, en 1994, et à la suite de la lutte de leadership au sein du parti, il quitte le FORD-K pour rejoindre le Parti du développement national (National Development Party, NDP). En 1997, Raila Odinga se présente pour la première fois à l’élection présidentielle, candidat de NDP, défiant Arap Moi. Ce fut alors son premier échec, mais il a pu conserver son siège à l’Assemblée nationale. A l’exemple de son père qui, avant sa mort, a soutenu le régime de Daniel Arap Moi, Raila Odinga et le NDP apportèrent leur soutien à ce même président Arap Moi et son parti, l’Union nationale du Kenya, (the Kenya African National Union, KANU). Raila Odinga entre alors, en 2001, dans le gouvernement dirigé par Arap Moi comme ministre de l’énergie. En 2002, le parti NPD est absorbé par KANU, le parti au pouvoir et Raila Odinga en devient secrétaire général.
Il s’en suit que lors de l’élection présidentielle de 2002, Raila Odinga avait l’espoir de succéder à Arap Moi. Mais ce dernier appela plutôt le parti KANU à soutenir Uhuru Kenyatta, fils de l’ancien président Jomo Kenyatta. Raila Odinga, à la suite de cette décision d’Arap Moi, et en signe de protestation, forma avec plusieurs autres membres du parti KANU, l’Alliance Arc-en-Ciel (the Rainbow Alliance). Cette Alliance proposa que le vote du candidat à l’élection présidentielle se fasse au sein du parti. Devant le refus de cette proposition, et KANU ayant proposé officiellement Uhuru Kenyatta comme son candidat pour l’élection présidentielle, Raila Odinga et l’Alliance Arc-en-Ciel quittèrent KANU pour former un nouveau parti, le Parti libéral démocrate (Liberal Democratic Party, LDP).
Pour poursuivre son combat politique, le Parti libéral démocrate se résolut de rejoindre une coalition de plusieurs partis, l’Alliance nationale du Kenya, (the National Alliance of Kenya, NAK) afin de former la Coalition Nationale Arc-en-ciel, (the National Rainbow Coalition, NARC). Cette coalition était dirigée, à sa fondation, par l’ancien vice-président Mwai Kibaki, de l’ethnie kikuyu. Les deux partis formant la Coalition nationale arc-en-ciel, (le Parti libéral démocrate et l’Alliance nationale du Kenya) projetèrent le partage équitable des postes ministériels et, avec notamment, en cas de victoire, la nomination de Raila Odinga au nouveau porte de premier ministre. C’est un succès qui couronna les efforts de la Coalition Nationale Arc-en-ciel : Mwai Kibaki fut élu en 2002 président du Kenya. Il est le premier président n’appartenant pas au parti Kanu qui dirigeait le pays depuis l’indépendance. En sus, les candidats de la Coalition Nationale Arc-en-ciel (NARC) remportèrent aussi plus de la moitié des sièges à l’Assemblée nationale.
Mais très vite, il y eut tensions au sein de NARC à cause, selon le Parti libéral démocrate dont fait partie Raila Odinga, du non-respect par le président Kibaki, à peine élu, des accords conclus avant les élections. La tension s’accentuant encore quand le nouveau président et ses partisans, lors de la conférence de révision constitutionnelle de 2003, firent marche arrière au sujet des propositions qui suggèraient notamment la création d’un poste de premier ministre fort. A la place, le président Kibaki soutint un projet de constitution prévoyant un premier ministre faible et un président fort. Ce projet de constitution, présenté au public lors d’un référendum en novembre 2005, n’avait pas été approuvé. En effet, Raila Odinga, nommé auparavant ministre des routes, des travaux publics et du logement, avait mené avec succès une campagne contre ce projet. Le président Mwai Kibaki limogea alors l’ensemble de son gouvernement et constitua un autre sans Raila Odinga ni bon nombre d’anciens membres qui le soutenaient.
Les élections de 2007
La crise au sein des deux composantes de la Coalition Nationale Arc-en-ciel conduisit à son effondrement en 2006. Pendant ce temps, Raila Odinga avait déjà formé une nouvelle coalition, le Mouvement Démocratique Orange, (the Orange Democratic Movement, ODM). De son côté, le président Mwai Kibaki avait formé aussi sa propre coalition, le Parti de l’unité nationale (the Party of National Unity, PNU). Le décor est alors planté pour les élections de 2007 qui voient le Mouvement Démocratique Orange remporter une majorité écrasante lors des élections législatives. Pour ce qui est de l’élection présidentielle, les résultats provisoires indiquaient que Raila Odinga serait également victorieux. Mais les résultats définitifs, publiés avec un certain retard, donnèrent Kibaki vainqueur avec une faible marge. La réaction de Raila Odinga a été immédiate. Il contesta le résultat qui fut aussi mis en doute par les observateurs internationaux[8]. Ils s’ensuivirent alors des protestations généralisées dans tout le pays accompagnées d’actes de violences horribles. Des nombreux groupes ethniques kenyans furent impliqués dans cette violence, dont les plus notables sont les kikuyu (ethnie du président Kibaki) et les luo (ethnie de Raila Odinga). On a estimé à plus de 1.000 personnes tuées et 600.000 déplacés à la suite de ces violences électorales.
L’ancien secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan et Jikaya Kikwete, président de la Tanzanie et de l’Union africaine, négocièrent un accord entre Mwai Kibaki et Raila Odinga afin que leurs deux coalitions (PNU et ODM) puissent former un gouvernement de coalition (partage du pouvoir). Raila Odinga devint ainsi premier ministre en prêtant serment le 17 avril 2008. Malgré ce partage du pouvoir, les tensions apparurent rapidement au sein du nouveau gouvernement et Raila Odinga n’a connu qu’un succès limité dans la mise en œuvre de son programme de réformes. En 2009, il se plaignait que ses ministres (de l’ODM) n’étaient pas inclus dans les discussions de prise de décision. Il commença alors à boycotter les réunions du gouvernement pendant un certain temps. Cependant la coalition gouvernementale prit une direction positive quand le président Kibaki et son premier ministre Odinga furent campagne en faveur d’une nouvelle constitution qui comptait parmi ses nombreux changements une dévolution du pouvoir au niveau local du gouvernement. Cette constitution a été approuvée par référendum et promulguée en août 2010.
Les élections de 2013
Habitué aux élections, Odinga sait qu’il faut chaque fois se présenter en coalition. C’est ainsi qu’à l’approche des élections de 2013, son parti, le Mouvement Démocratique Orange, forma la Coalition pour les Réformes et la Démocratie (Coalition for Reforms and Democracy, CORD) avec le Wiper Democratic Movement du vice-président Stephen Kalonzo Musyoka et d’autres partis. Odinga et Kalonzo Musyoka se présentèrent à l’élection pour les postes (respectivement) de président et de vice-président. Lors du scrutin du 4 mars 2013, après un retard dans la publication des résultats définitifs, dû à des problèmes dans le processus de décompte des voix, les responsables électoraux annoncèrent qu’Odinga avait obtenu 43,31 % des voix, se plaçant en deuxième position derrière Kenyatta, qui a été déclaré vainqueur au premier tour avec 50,07 % des voix. Odinga n’a pas tout de suite reconnu sa défaite. Invoquant de nombreuses irrégularités dans l’élection, il a contesté les résultats auprès de la Cour suprême, mais a promis de respecter la décision de la Cour. La Cour a finalement confirmé les résultats de l’élection, et Odinga a concédé.
Les élections de 2017
A chaque élection, Odinga cherche tous les stratagèmes afin de remporter la victoire. Et en prélude aux élections de 2017, son parti le Mouvement Démocratique Orange (ODM) et les autres partis qui faisaient auparavant partie de la Coalition pour les Réformes et la Démocratie (CORD) se sont alliés à d’autres partis pour former la Super Alliance Nationale (National Super Alliance, NASA). La nouvelle alliance a soutenu Odinga pour la présidence et Musyoka pour la vice-présidence afin de se présenter aux prochaines élections. La période précédant les élections a été tendue et remplie de rhétorique enflammée, en particulier de la part de la NASA et du parti Jubilee du président Kenyatta. La NASA a affirmé à plusieurs reprises que le gouvernement dirigé par le parti d’Uhuru Kenyatta tenterait de truquer les élections.
Les élections ont eu lieu le 8 août 2017 et se sont déroulées de manière globalement pacifique. Avant l’annonce des résultats, cependant, Odinga et d’autres membres de la NASA ont allégué que des irrégularités électorales avaient eu lieu et que le serveur de la Commission électorale indépendante (Independent Electoral and Boundaries Commission, IEBC) avait été piraté et ont qualifié l’élection de mascarade. Lorsque les résultats ont été publiés quelques jours plus tard, l’IEBC a annoncé que Kenyatta avait remporté l’élection avec plus de 54 % des voix et qu’Odinga le talonnait avec près de 45 %.
Bien que la plupart des observateurs aient déclaré que les élections étaient libres et équitables, Odinga et la NASA ont continué à alléguer que les résultats de l’élection présidentielle avaient été manipulés, et certains groupes de la société civile ont également exprimé des inquiétudes quant au processus électoral. Le 18 août 2017, Odinga et la NASA, bien qu’ayant précédemment déclaré qu’ils ne porteraient pas leur différend devant la Cour suprême, ont déposé une requête auprès de cette instance. Ils ont demandé que l’élection présidentielle soit annulée au motif qu’elle était compromise et ont demandé l’organisation d’une nouvelle élection. La décision de la Cour suprême, annoncée le 1er septembre 2017, a donné raison à Odinga et à la NASA en affirmant que des irrégularités avaient entaché l’élection présidentielle.
Une nouvelle élection, initialement prévue le 17 octobre 2017 par l’IEBC, avait été reportée au 26 octobre afin de donner à la commission plus de temps pour s’y préparer. Ce report est intervenu après la publication, le 20 septembre, de l’arrêt détaillé de la Cour suprême expliquant pourquoi elle avait annulé les résultats de l’élection du 8 août. Cette décision mettait en cause les actions de l’IEBC et citait de nombreux problèmes liés au processus de décompte et de transmission des votes.
Le 12 septembre, la NASA avait publié une liste de ce qu’elle considérait comme des minimums irréductibles, menaçant en même temps de se retirer de la nouvelle élection présidentielle si des changements n’étaient pas apportés pour corriger les problèmes cités dans la décision du tribunal et dans leur liste. Elle avait également organisé des manifestations régulières devant le siège de l’IEBC et dans d’autres endroits afin de faire pression sur l’organisme pour qu’il apporte les changements demandés. L’IEBC a répondu en indiquant que certains changements avaient été effectués, mais que d’autres ne le seraient pas, pour des raisons telles que des contrats contraignants avec divers fournisseurs et le délai limité dans lequel il devait travailler.
Dans le même temps, l’Assemblée nationale dominée par le parti Jubilee d’Uhuru Kenyata avait accéléré l’adoption de deux amendements controversés relatifs aux élections, qui contiennent des éléments tels que la possibilité pour un candidat d’être automatiquement déclaré vainqueur d’un poste contesté si l’autre candidat se retire de l’élection et la limitation de la capacité du tribunal à annuler une élection. La NASA s’est farouchement opposée à ces amendements et a protesté contre eux ; les amendements, qui sont devenus loi en novembre, ont également été critiqués par la communauté internationale.
Le 10 octobre 2017, Odinga annonça qu’il se retirait de la compétition de l’élection prévue le 26 octobre parce qu’il estimait que l’IEBC n’avait pas fait assez pour répondre aux préoccupations de la NASA concernant l’élection à venir. Sur la base d’un arrêt rendu par la Cour suprême en 2013, la NASA et Odinga estimèrent que l’IEBC devrait, après son retrait, annuler l’élection et préparer de nouvelles élections dans un délai de 90 jours – ce qui donnerait à la commission plus de temps pour procéder aux réformes demandées, ce qu’elle n’a pas fait jusqu’à présent.
Kenyatta a toutefois déclaré que l’élection du 26 octobre aurait quand même lieu et, sur la base d’autres considérations juridiques, l’IEBC a semblé être d’accord. Une semaine plus tard, l’avenir de l’élection a de nouveau été remis en question lorsqu’une des commissaires de l’IEBC a fui le pays et a démissionné, déclarant que la commission était trop politisée et ne serait pas en mesure d’organiser une élection crédible ; elle a également indiqué que sa vie avait été menacée en raison de sa position au sein de la commission. Le chef de l’IEBC s’est rapidement rangé à son avis, à savoir qu’une élection crédible ne pouvait être garantie.
Une audience de dernière minute à la Cour suprême visant à arrêter l’élection n’a pas eu lieu, car seuls deux des sept juges de la Cour sont venus travailler ce jour-là – ce qui ne correspond pas au quorum nécessaire – et l’élection a eu lieu comme prévu. Kenyatta a été déclaré vainqueur, ayant remporté environ 98 % des voix, bien que sa victoire ait été entachée par le retrait de la course d’Odinga et le boycott des élections par la NASA, qui a entraîné un faible taux de participation d’environ 39 %. Des problèmes de sécurité ont également empêché la tenue du scrutin dans certaines circonscriptions dominées par la NASA.
Odinga a dénoncé l’élection comme un simulacre et a réitéré son appel à la tenue d’une nouvelle élection dans 90 jours. Le bras de résistance de la NASA, le Mouvement de résistance nationale (the National Resistance Movement, NRM), qui mènerait la campagne de désobéissance civile et de boycott économique, avait été lancé la veille de l’élection d’octobre 2017.
Fin janvier 2018, la NASA a publié ce qu’elle avait déclaré être les vrais résultats du scrutin d’août 2017, qui montraient qu’Odinga l’avait emporté avec quelque 8,1 millions de voix, suffisamment pour lui faire dépasser le seuil de 50 % nécessaire pour éviter un second tour, tandis que Kenyatta en avait obtenu environ 7,8 millions. L’IEBC contesta les affirmations de la NASA. Sur la base de la version des résultats électoraux de la NASA, Odinga a prêté serment en tant que « président du peuple » du Kenya le 30 janvier 2018, lors d’un rassemblement auquel ont participé des milliers de partisans de la NASA. Plus tard dans la journée, le gouvernement a déclaré le NRM comme un groupe criminel, ce qui a rendu les membres du NRM vulnérables à l’arrestation. Certains ont été arrêtés dans les jours suivants, comme Miguna Miguna, qui s’est autoproclamé général du NRM. Il a ensuite été accusé d’avoir commis des délits liés à la trahison pour avoir participé à la cérémonie d’investiture autoproclamée d’Odinga.
Que conclure ?
Au-delà des élections et des controverses qui les accompagnent, le Kenya semble avancer dans la maturité démocratique marquée chaque fois par l’alternance au sommet de l’Etat. Avec l’élection de William Ruto, ce sont trois présidents de trois partis différents qui se sont succèdés au pouvoir : Mwai Kibaki (Party of National Unity), Uhuru Kenyata (KANU et Jubilee) et William Ruto (United Democratic Alliance).
Un autre aspect positif de l’élection présidentielle de 2022 est qu’elle n’a pas débouché sur des violences connues par le passé. Ceci peut s’expliquer par le fait que les deux principaux candidats, durant la campagne, s’étaient engagés à résoudre leurs éventuels différends devant la justice plutôt que dans la rue. Les leaders religieux avaient aussi apporté leur voix en invitant les parties mécontentes à recourir à la procédure normale[9]. D’autre part, ils avaient mobilisé les différents groupes sur les propositions de politiques publiques et non sur leurs appartenances ethniques[10]. On appréciera ainsi l’appel à l’unité du président nouvellement élu, tendant une « main fraternelle » à ses opposants. « Nous ne sommes pas des ennemis, nous sommes tous des Kényans »[11].
Et ce qu’il faudrait aussi relever est que, malgré ses échecs à répétition aux élections présidentielles (cinq défaites en autant de candidatures), Raila Odinga reste la personne clé de la politique kenyane. Son « fairplay » dans l’acceptation de la décision de la Cour suprême kenyane donnant la victoire à William Ruto a épargné le pays des troubles et des violences. « Nous respectons l’opinion de la Cour bien que nous soyons en désaccord avec leur décision d’aujourd’hui », a-t-il reconnu dans un tweet, juste après l’annonce de la décision de la Cour suprême[12].
Dans un autre aspect, la santé socio-économique du pays, malgré les aléas des élections, semble bonne. Car le Kenya est l’une des économies les plus fortes de l’Afrique de l’Est, si pas la plus forte. Le tourisme se porte bien et il est l’une des sources principales de l’économie du Kenya. Ce pays de 54.985.702 d’habitants (2021) a en effet de bons indicateurs économiques et la croissance de son PIB en 2021 a été de 7,5%, même si son Indice du développement humain (IDH) est moyen et le classe en 20e position au niveau africain et 152e position au niveau mondial[13].
Mais le nouveau président trouve tout de même le pays en proie à une inflation continue, notamment sur les produits de première nécessité et le carburant, l’envolée de la dette et la corruption endémique, sans oublier une sécheresse qui a plongé dans la faim des millions de personnes dans le Nord et l’Est du pays[14].
Malgré tout, le Kenya va de l’avant.
[1] La victoire de Ruto semblait une surprise, mais en réalité, les thèmes abordés lors de sa campagne y sont pour quelque chose pour son élection. Il avait défini l’économie comme terrain privilégié qui intéressaient les Kenyans, en mettant aussi l’accent sur les politiques visant à lutter contre le chômage des jeunes, contrairement aux élections passées pour lesquelles les débats étaient focalisés sur la corruption et la justice. (Cf. « Pourquoi devriez-vous vous intéresser aux élections au Kenya et ce qu’il faut savoir », in BBC.COM (https://www.bbc.com/afrique/articles/cml9v78v08po), 8 août 2022.)
[2] Cf. la dépêche de l’AFP du 05/09/2022.
[3] Il est bon de noter qu’Uhuru Kenyatta est le fils du premier président du Kenya et Odinga le fils du premier vice-président du pays, Odinga Odinda, qui devint ensuite un grand opposant du deuxième président du Kenya, Daniel Arap Moi, avant de se rallier à lui jusqu’à sa mort.
[4] Cf. E. IGUNZA, “Kenya’s BBI blocked in blow to President Uhuru Kenyatta”, in BBC.COM, (Kenya’s BBI blocked in blow to President Uhuru Kenyatta – BBC News), 31/03/2022.
[5] Pour comprendre l’argumentaire de la contestation d’Odinga, il faudrait savoir qu’au Kenya, une fois que le scrutin est terminé et que les votes ont été comptabilisés, le président de chaque bureau de vote annonce publiquement les résultats et remplit une déclaration, connue sous le nom de formulaire 34A. Ce formulaire est signé par les représentants des partis avant d’être soumis électroniquement au centre national de décompte des voix. Tous ces formulaires sont ensuite mis en ligne par la commission électorale. Les avocats de M. Odinga ont affirmé que dans 41 bureaux de vote, les formulaires de déclaration téléchargés ont été modifiés pour augmenter la part de M. Ruto avant d’être officiellement publiés en ligne par la commission électorale. (Cf. P. MWAI & J. HORTON, « Kenya election 2022: Were results sheets altered as Odinga claims? », in BBC, (https://www.bbc.com/news/62724762), 03 septembre 2022.)
[6] Pour savoir plus sur Raila odinga, on peut lire : « Raila Odinga. prime minister of Kenya », in Britannica.com, https://www.britannica.com/biography/Raila-Odinga (28/09/2022)
[7] Il est à noter que, comme le président Uhuru Kenyatta, William Ruto était accusé d’être responsable des violences post-électorales commises lors du scrutin de 2007. Les charges retenues contre lui ont été abandonnées en avril 2016 par la Cour pénale internationale, CPI. (Cf. « Au Kenya, quatre candidats pour le fauteuil de président », In DW, (https://amp.dw.com/fr/kenya-%C3%A9lection-pr%C3%A9sidentielle-raila-odinga-william-ruto/a-62618321), (28.07.2022).
[8] Cf. « Raila Odinga. prime minister of Kenya », Op. cit.
[9] Cf. B. MAYAKI, SJ, « Kenya: Religious leaders appeal for peace in wake of elections », in VATICANNEWS, (https://www.vaticannews.va/en/church/news/2022-08/kenya-religous-leaders-elections-ruto-raila-peace.html), 17 août 2022.
[10] Pour un peu plus de détails, lire : W. BASHI, « Au Kenya, Raila Odinga qualifie le scrutin de “parodie” », in DW, (https://www.dw.com/fr/kenya-%C3%A9lections-odinga-conteste-%C3%A9lections-ruto/a-62827819), 16.08.2022.
[11] Cf. LE MONDE avec AFP, « Kenya : William Ruto investi président d’un pays profondément divisé », in Le Monde, (https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/09/13/kenya-william-ruto-investi-president-d-un-pays-profondement-divise_6141362_3212.html) ,13 septembre 2022.
[12] Cf. https://twitter.com/RailaOdinga/status/1566751566178263041?s=20&t=STCJG0ySpAwCQcJkmLILJg, 5 septembre 2022.
[13] Cf. PNUD, RAPPORT SUR LE DÉVELOPPEMENT HUMAIN 2021/2022. PRÉSENTATION p. 30, in UNDP, (https://hdr.undp.org/system/files/documents/global-report-document/hdr2021-22overviewfrpdf.pdf), 28/09/2022.
[14] Cf. ONU INFOS, « A Turkana, au Kenya, les gens ont perdu leur bétail et n’ont ni nourriture, ni eau, alerte l’ONU », in NEWS.UN.ORG, (https://news.un.org/fr/story/2022/05/1120062), 13 mai 2022.