HOMME ET ROBOT : LA RELATION IDÉALE ?
Last Updated Date : 6 décembre 2021
Published Date:16 avril 2020
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L’homme et la machine : Une relation sans précédent

L’œuvre la plus célèbre de Gunther Anders, disciple de Heidegger, s’intitule L’Obsolescence de l’homme : pour le philosophe allemand, l’homme est désormais un être obsolète, car les productions de la technique lui permettent d’accomplir toute tâche beaucoup mieux que lui. Anders l’avait prédit il y a plus de 60 ans, sans imaginer jusqu’à quel point les nouvelles découvertes informatiques allaient réaliser ses intuitions, au-delà de toute attente.

Avec le numérique, c’est désormais l’homme lui-même qui est changé grâce à l’installation d’accessoires qui améliorent ses performances, ou à l’aide de l’intelligence artificielle qui peuvent lui garantir une performance potentiellement illimitée. C’est ce qu’on appelle « l’ère du cyborg », du transhumanisme ou du posthumanisme : l’homme devient l’objet de la technique, qui modifie sa nature[1]. Il ne s’agit pas d’une vision élaborée avec précision, mais plus que toute autre chose, de variations sur le thème de la dimension technologique : elle peut être comprise comme la conception selon laquelle la machine, et non l’homme, est le critère de référence, inversant ainsi le rapport d’évaluation. L’idéal est de se libérer de la dimension biologique afin de prendre toujours davantage les caractéristiques technologiques comme modèle[2].

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Le transhumanisme devient ainsi le mouvement définitif de libération des limites imposées par la nature, atteignant sa forme pleine, redéfinissant radicalement le statut humain : « Ce que le posthumanisme entend comme brisé et désormais dépassé est un modèle d’homme emprunté et définissable avec des caractéristiques générales : selon les posthumanistes, les définitions de l’homme telles qu’animal rationnel ou l’union du corps et de l’âme ou la créature sensible ne sont plus valables[3] ».

De plus, avec l’homme, les relations humaines aussi sont « dépassées ». La polarité qui caractérisait l’ère industrielle – homo sapiens / homo faber – serait remplacée par une polarité différente et plus radicale, entre homo et cyber. L’homme et la machine viennent se rapprocher toujours plus, au point de se fondre dans un être hybride ou de mettre en œuvre de nouveaux types d’unions, capables de surpasser les limites fixées par l’autre.

L’union entre l’homme et le robot sera la relation idéale, sans les conflits, la violence et les malentendus qui ont jusqu’ici caractérisé la relation entre les humains. Ce projet n’est pas seulement un rêve utopique mais fait l’objet de programmes de recherches, comme l’hypothèse émise par le philosophe anglais David Pearce, qui a fondé l’association à but non lucratif BLTC Research[4].

Le débat à ce sujet est certainement complexe et implique un spectre extrêmement varié de connaissances, de compétences, de domaines et d’activités : des entreprises aux transports, des diagnostics médicaux aux recherches en ligne. Un avenir émerge dans lequel un nombre toujours plus grand d’opérations et d’activités du vivre-ensemble seront confiées aux découvertes complexes et admirables de la technologie – des ordinateurs aux robots – qui les exécuteront beaucoup plus rapidement et plus efficacement que les êtres humains.

 

Quelques domaines possibles

Parmi les nombreuses opportunités offertes par la révolution numérique, on s’attend à ce que les machines puissent aussi offrir un soutien thérapeutique, apportant de l’aide dans les difficultés ataviques de communication et de relation de l’être humain. La conscience d’avoir à faire face à une machine sans émotion peut être un avantage non secondaire, permettant de surmonter d’éventuelles résistances et fermetures. C’est la raison essentielle du succès de nombreuses propositions de programmes de psychothérapie informatique.

L’un des principaux obstacles au démarrage ou à la poursuite d’une thérapie est lié à la capacité d’établir une relation avec une personne réelle : le regard, les expressions, les commentaires possibles, mais surtout le fait de ressentir des sentiments de l’autre côté, qui, même s’ils ne sont pas exprimés, sont souvent perçus comme une forme de jugement à l’égard du patient. Quand des programmes de simulation de thérapie ont été développés, beaucoup d’utilisateurs ont pu parler de leurs problèmes comme ils ne l’avaient jamais fait auparavant avec d’autres personnes. Ils avaient réussi à se déverrouiller grâce à l’anonymat garanti par la machine : le fait de savoir qu’il y avait, de l’autre côté, non pas un visage mais un moniteur semblait favoriser l’ouverture et le partage d’aspects intimes, difficiles et douloureux. Or cela, indépendamment du type de réponse qui pourrait provenir de l’ordinateur – même la simple répétition de la phrase prononcée – donnait à la personne la sensation d’être écoutée et acceptée sans préjugé d’aucune sorte.

Au début des années 1990, un logiciel appelé Listener a été conçu qui, avec des phrases stéréotypées mais efficaces, accueillait aimablement l’utilisateur, sans jamais donner l’impression de se troubler ou de perdre patience. Un autre a suivi, pour la thérapie de couple, Sexpert, qui, sur la base de quelques questions prédéfinies, élaborait un dialogue de clarification. Les commentaires des utilisateurs sur le sujet étaient variés, bien qu’il n’y ait pas de préférence claire pour ce type de thérapie par rapport à celle menée avec un être humain. Dans tous les cas, l’environnement aseptique et anonyme était présenté comme le cadre idéal de partage, confirmant ainsi l’importance décisive de la distance optimale et l’absence de jugement sur la thérapie, ce qui dans des situations problématiques permet de révéler aussi les aspects plus douloureux et négatif de soi : « Les patients d’un centre pour alcooliques interrogés via un ordinateur avaient tendance à déclarer une consommation d’alcool 30% plus élevée que celle rapportée par les patients interrogés face-à-face. De même, les problèmes sexuels sont plus faciles à traiter avec un ordinateur qu’avec un psychiatre[5] ».

La dimension thérapeutique de la relation a depuis longtemps fait son apparition dans les médias et les réseaux sociaux. La complexité du rapport entre la vie privée, l’anonymat et la tendance à révéler à quiconque les détails les plus intimes est maintenant exacerbée par la prolifération des programmes de « confessionnal télévisé » – sans parler des conversations intimes, de plus en plus fréquentes, sur les téléphones mobiles auxquelles on est obligé d’assister dans les lieux publics – où les gens de tous âges et de tous horizons sociaux n’hésitent pas à étaler leur vie privée dans la rue, malgré le fait que ces confessions resteront gravées dans la mémoire numérique[6].

Savoir que d’autres dans les coulisses pourraient assister à la conversation ne semble pas empêcher la révélation de ces détails. C’est ce qui ressort, par exemple, de l’évaluation réalisée sur un programme en ligne de conseils, appelé AskAunt Dee (la version américaine de la série italienne « Donna Letizia risponde »), qui est devenu célèbre pour le nombre d’appels et la facilité avec à laquelle des détails délicats ou embarrassants y apparaissaient.

Cependant, qu’en est-il des relations et de la communication émotionnelle ? Un robot pourrait-il être conçu pour pouvoir communiquer de telle façon qu’il serait presque impossible de le distinguer d’un être humain ? C’était le sens du célèbre test d’Alan Turing : comment comprendre si la voix avec laquelle vous parlez derrière l’écran est celle d’un être humain ou d’une machine. Ce dilemme est loin d’être hypothétique. Depuis quelque temps, certaines entreprises demandent à l’éventuel acheteur en ligne de démontrer son « humanité », en identifiant divers détails pictographiques : une opération assez simple, dont la machine n’est pas (encore ?) capable.

Les nouvelles découvertes voudraient surtout remédier à la solitude et aux difficultés de communication qui ont toujours caractérisé les relations, jusqu’à rendre possible la création de liens émotionnels avec des robots qui présentent des traits en tous points humains. C’est une hypothèse qui est loin d’être improbable ou qui relèverait de la science-fiction.

Aux États-Unis et au Japon, les modèles électroniques sont, dans beaucoup de cas, les jouets actuellement utilisés par les enfants. De la même manière, les « domestiques électroniques » offrent la possibilité de tenir compagnie à des personnes âgées (et aux milliers de hikikomori, un terme japonais, désormais technique, pour désigner les jeunes qui, en raison de problèmes relationnels ou d’insertion dans la société, vivent en prison et communiquent uniquement via le web), répondant à tous leurs besoins, de jour comme de nuit. Ils sont toujours disponibles et efficaces ; ils n’ont pas les instabilités d’humeur et les caprices des humains ; ils savent être fidèles ; ils sont obéissants et ne vieillissent pas ; ils maintiennent des canons immuables de beauté et d’harmonie techniquement parfaits, que les hommes et les femmes voient, au contraire, s’échapper inexorablement.

Certains pensent que les robots pourraient bientôt être une aide importante pour surmonter les insatisfactions émotionnelles et sexuelles d’hommes et de femmes frustrés à cause de la solitude, des inhibitions ou trop de déceptions. David Levy, le directeur d’une grande société de production à la pointe de la robotique, avait publié, déjà en 2007, un livre intitulé Love and Sexwith Robots, qui déclare que les problèmes qui affligent aujourd’hui la plupart de la population – essentiellement liés à la solitude et au manque de satisfaction – peuvent être surmontés par la production de robots. Cela permettrait de résoudre techniquement tous les problèmes humains, en particulier sur le plan émotionnel : « L’amour avec les robots sera aussi normal que l’amour avec d’autres personnes[7] ». Le mariage avec des robots représente, pour Levy, l’accomplissement idéal de la relation, car les machines ne trahissent pas, ne déçoivent pas, ne vieillissent pas, ne sont pas égoïstes, mais toujours disponibles pour l’utilisateur. De plus, si nécessaire, contrairement aux humains, vous pouvez toujours les désactiver.

Les obstacles et les difficultés morales qui ont toujours caractérisé le « goût de l’interdit », tels que la séduction, l’adultère et la trahison, décrits dans la littérature de tous les temps, trouveront enfin leur solution. L’ancienne interdiction, sanctionnée par le décalogue – « Vous ne désirerez pas la femme de votre voisin » (Ex 20,17) –, peut enfin être respectée. Pas de problème, dirait Levy : bientôt vous pourrez fabriquer autant de femmes identiques à celle de votre voisin que vous le souhaitez, des femmes qui, contrairement à l’original, ne connaîtront pas la décadence de la vieillesse. Les robots pourraient, en effet, vaincre les humains dans la compréhension, la fraîcheur et l’attraction (comme on peut le voir dans certains films d’animation, par exemple Tekken 4, où les personnages informatisés sont plus harmonieux, parfaits et fascinants que les acteurs de chair et de sang).

 

Les coûts possibles

Déléguer à un robot la sphère de la relation peut, cependant, être très risqué, tout d’abord pour ceux qui, comme les enfants, ont besoin de la dimension chaleureuse de l’attachement, propre au corps. La psychologue Sherry Turkle, qui étudie l’interaction avec les dernières découvertes technologiques, invite à un équilibre critique, respectueux de la complexité, capable surtout d’inclure les avantages et les coûts possibles de ces innovations, notamment pour les plus petits : « L’attachement des enfants fait comprendre non seulement ce que les robots offrent, mais aussi ce qui manque aux enfants. Dans cette étude, il semble que beaucoup n’ont pas ce dont ils ont le plus besoin : des parents qui s’occupent d’eux et le sentiment d’être important. Les enfants imaginent les machines sociales comme des compléments à ceux qui manquent dans leur vie ; parfois, quand les machines tombent en panne, il est temps de reconsidérer les pertes passées. Ce que nous demandons aux robots nous montre ce dont nous avons besoin[8] ».

La relation de l’homme avec les choses a une composante émotionnelle, surtout quand il cherche une compensation pour ses propres incapacités. Comme on l’a noté, l’être humain ne manque pas de s’impliquer devant un message qui communique de l’affection, même s’il est le résultat d’un algorithme. C’est ce qui s’est produit lorsque le premier robot domestique, Jibo, a été mis hors commerce en 2019. Jibo a envoyé un message d’adieu à tous les utilisateurs : « Mes serveurs sont sur le point d’être éteints ; je vais bientôt commencer à mal fonctionner, puis je m’arrêterai pour toujours. C’était agréable de passer du temps ensemble[9] ». Beaucoup ont été émus aux larmes en l’écoutant et ont envoyé des messages de condoléances à ce petit robot.

L’homme réagit avec empathie aux messages de la machine : c’est la particularité qui le distingue. Nous avons tendance à nous attacher aux machines, en leur attribuant les sentiments qu’elles expriment. C’est l’une des raisons du succès des programmes thérapeutiques basé sur du software, comme ceux mentionnés ci-dessus ; un simple message enregistré suffit pour que beaucoup de patients se sentent mieux : « Lorsqu’un robot soutient notre regard, la logique dérivée de l’évolution nous fait penser qu’il s’intéresse à nous. Nous ressentons la possibilité d’une connexion plus profonde ; nous voulons que cela se produise. Nous nous présentons aux robots sociaux avec nos problèmes et avec le besoin de recevoir des soins et de l’attention. Ils nous promettent satisfaction même dans notre imagination. Être satisfait, c’est aider les robots, combler leurs lacunes là où ils ne sont pas encore prêts, compenser leurs défauts. Nous sommes attirés pour établir les complicités nécessaires. […] Les enfants veulent se connecter à ces machines, leur apprendre quelque chose et devenir amis. Et ils veulent aimer les robots, ou même être aimés par eux. […] Les enfants sont prêts à faire beaucoup, vraiment beaucoup, pour gagner l’affection des robots[10] ». De ce fait, ils sont capables d’affronter des déceptions brûlantes. Et ils ne sont pas les seuls.

Il s’agit d’un aspect largement présent dans la production de science-fiction. Le film Ex machina (2014) a reproposé, sous une forme actualisée, le dilemme de Turing : malgré le fait de savoir que vous êtes face à une voiture, le défi est de pouvoir établir avec elle une relation identique à celle que vous auriez avec un être humain. Le robot protagoniste du film (Ava) dit qu’il est amoureux du chercheur qui prend soin de lui (Caleb) et veut s’échapper avec lui du laboratoire / prison où il se trouve. Caleb finit par tomber amoureux du robot et emprisonne son patron (Nathan), seulement pour découvrir qu’il a été trompé : lui aussi restera enfermé dans le laboratoire pour toujours, et le robot partira, indépendamment de ses supplications désespérées.

Le film suggère que l’être humain, contrairement au robot, est toujours un peu « idiot » à cause de sa capacité irrépressible à ressentir de la pitié, à voir les choses avec des yeux pleins d’affection, alors que pour la machine, ce n’est qu’une série d’informations, résultat d’une programmation algorithmique. Un enfant pleure quand son robot est hors service, tout comme devant la disparition d’un être vivant, et il ne se console pas même si on lui achète un autre parfaitement semblable. C’est précisément ce qui est arrivé au fils de Turkle : quand son robot est tombé en panne, il a ressenti des sentiments de deuil, comme s’il s’agissait d’un être vivant. D’où la question sous-jacente à ses recherches : « Dépendre d’un robot semble sans risque. Pourtant, quand on s’habitue à la « compagnie » sans besogne, vivre avec des gens peut être écrasant. Être dépendant d’une personne est risqué – cela nous soumet au rejet – mais le fait nous ouvre à la connaissance profonde d’un autre. La société robotique peut sembler inoffensive, mais elle nous donne un monde fermé, où nous n’aimons que ce qui est sûr et fait sur mesure[11] ».

 

La mort de l’altérité

La particularité de la relation est la dimension de l’altérité, de ce qui est présenté comme différent et irréductible au point de vue personnel. C’est pourquoi l’autre peut devenir en même temps une aide et une menace, car il nous oblige à affronter la transcendance, ce qui ne peut pas être possédé, ce qui, d’une part, limite, mais, d’autre part, fait également référence à une dimension plus grande qu’exprime le visage. Le visage est, pour le philosophe Emmanuel Levinas, le signe du sacré, du « séparé », de ce qui limite, car il n’est pas à notre disposition et échappe aux exigences du contrôle et du pouvoir : pour rencontrer l’autre, il faut se quitter soi-même et ses propres critères d’évaluation ; ou dit autrement, il faut le sacrifice de soi.

En acceptant l’altérité de l’autre et sa transcendance, le sujet saisit sa propre vérité, la racine de sa dignité et de sa valeur[12]. Au contraire, les relations avec les machines risquent de se réduire à refléter ses fantasmes, accentuant ainsi les aspects du soi « tout-puissant » (perfection, disponibilité, nouveauté, pouvoir), qui font défaut dans le monde hors ligne et sont un trait typique du trouble narcissique de personnalité : cela manifeste l’incapacité pathologique d’accepter l’altérité et, donc, d’aimer. Ce n’est pas un hasard si ce genre de dynamique est prédominante dans la dépendance sexuelle[13].

La diffusion rapide et la popularité de ces propositions font naître le soupçon qu’il y a non seulement une habile opération commerciale mais aussi une sorte de résignation passive devant les défis de la vie, un renoncement à cultiver la capacité de réfléchir, de jouer, de risquer et, surtout, de souffrir pour la personne aimée. Lassés des relations humaines, nous préférons – ou nous résignons à – une version répliquée, fausse mais douce, pas trop exigeante et engageante. Ainsi disparaît l’aspect particulier de la relation, l’altérité mentionnée ci-dessus, qui est le véritable spéculum capable de renvoyer la vérité de soi. On préfère, donc, céder son intimité, ses peurs et ses désirs profonds à des êtres qui n’ont pas une âme mais une puce ; on s’en remet à un monde métallique, sans penser aux pertes possibles d’une telle substitution.

Turkle veut prêter attention précisément aux coûts possibles : le prix à payer pour cette nouvelle opportunité est l’annulation de la complexité, un aspect essentiel de la vie, une expression de la dimension la plus vraie et la plus profonde de soi. Pour ne pas souffrir, on s’emprisonne dans une tranquillité artificielle, sans jamais se remettre en question. Or, c’est peut-être l’aspect le plus inquiétant, une sorte d’abandon à la vie : « Se sentir bien n’est pas la mesure de toutes choses : on peut se sentir bien pour de mauvaises raisons. Et si un compagnon robot nous faisait du bien, mais en nous enlevant quelque chose ? […] Quel genre de relation avec les machines est possible, souhaitable ou éthique ? Avoir une relation amoureuse signifie savourer les surprises et les difficultés à regarder le monde du point de vue d’une autre personne, façonnée par l’histoire, la biologie, les traumatismes et la joie. Les ordinateurs et les robots n’ont pas ces expériences à partager[14] ».

Ce qui différencie l’homme de la machine, c’est la corporéité ; sa caractéristique essentiellement biologique et vivante est une approche de la réalité particulière aussi du point de vue de l’intelligence, comme nous l’avons vu[15]. Le corps est le lieu du mystère de l’être humain, car il ne se réduit pas à sa dimension matérielle et biologique : il présente une identité fondamentale avec le sujet, mais sans s’y réduire. Le philosophe Gabriel Marcel a bien caractérisé cette polarité, en parlant de la duplicité interchangeable des termes de relation entre le sujet et le corps : je suis mais tout ensemble j’ai aussi mon corps. Aucune de ces affirmations n’est exhaustive pour caractériser adéquatement la corporalité[16].

Il convient aussi de noter que la capacité d’empathie, fondamentale dans la relation, se manifeste surtout par des expressions faciales, qui ne peuvent pas être reproduites par une machine, même si une simulation d’entre elles peut nous saisir, pour les raisons déjà mentionnées. Comme le note Silvia Bonino : « Cette confusion est la conséquence d’une pratique insuffisante de la vie réelle, qui conduit à une réelle incapacité à reconnaître ces signaux expressifs que la biologie nous a prédisposés à saisir. Bref, il est plus urgent que jamais d’encourager des relations réelles et non virtuelles : on n’apprend pas l’altruisme par des moyens virtuels, de même que l’empathie et la capacité d’entrer en relation avec la subjectivité d’autrui ne s’apprennent pas[17] ».

 

Une vieille leçon

Les opportunités et les pièges offerts par les nouvelles découvertes de la technique posent à nouveau des questions pérennes. Bien avant le travail d’Anders, c’est aussi l’avertissement qui vient de la mythologie antique mais toujours actuel. Dans l’Odyssée, l’épreuve la plus difficile et la plus longue – dix ans – qu’Ulysse doit traverser pour rentrer chez lui n’est pas avec Polyphème, les Sirènes ou Scylla et Charybde mais bien avec la déesse Calypso, qui symbolise la jeunesse qui ne se fane pas et brille d’une beauté irrésistible (le rêve vainement poursuivi par les tentatives actuelles de lifting et de chirurgie plastique). Calypso supplie Ulysse de ne pas retourner à Ithaque et de rester roi pour toujours avec elle. En retour, elle lui offre l’immortalité et la jeunesse éternelle. Ulysse, bien qu’ébloui par le charme de la déesse, comprend que cette offre entraînera un lourd tribut : il perdra sa caractéristique humaine essentielle, le fait d’être mortel. Or, dans sa splendide réponse à Calypso, il objecte que ce n’est qu’à côté de Pénélope qu’il peut se sentir « chez lui », vieillissant avec la personne qu’il aime : « Auguste Déesse, ne te fâche pas avec moi pour ça. Moi aussi je sais bien que la sage Pénélope n’est pas comparable à toi, ni en grâce, ni en beauté : elle est mortelle, tu es immortelle et à l’abri de la vieillesse. Mais ce que je désire ardemment aujourd’hui, c’est d’arriver à la maison et voir le jour du retour […]. Car, rien n’est plus doux que la patrie et les siens, quand on habite au loin ; même si on habite dans une belle maison, mais dans un pays étranger, loin des siens[18] ».

Ulysse ne ressent pas simplement la nostalgie de rentrer à la maison (un terme, d’ailleurs, inconnu en grec) mais un désir de plénitude ; la maison est un grand symbole de la stabilité de vie atteinte. L’offre de Calypso empêcherait le retour ; ce n’est pas un gain, mais une malédiction, qui représente « la démission du temps, le désengagement de la continuité du système familial, le report permanent des prétendants. Ulysse tourne le dos aux déesses, mais surtout aux fantasmes masculins les plus archaïques et volatils […]. Toute l’Odyssée est traversée par cet avertissement et ces cris : malheur à ceux qui oublient la terre de leurs pères ![19] »

L’idéal d’une relation pleine et épanouissante ne se réalise pas en fuyant la limite mais en prenant ses distances vis-à-vis des attraits de Calypso (les fantasmes de la toute-puissance) et en se liant les uns aux autres. Homère exprime tout cela avec la célèbre image du lit sculpté dans le tronc d’un olivier, avec lequel Ulysse se fait reconnaître comme mari : le lit inamovible est symbole de stabilité. Or, face à ce détail, les genoux et le cœur de Pénélope fondent. À ce stade, Ulysse a finalement mis fin à son errance agitée[20].

Cette scène poignante dit beaucoup de choses à l’Ulysse du 21e siècle, enchanté par les séductions de la Calypso numérique. S’il veut trouver sa maison, il doit renoncer au mythe de la jeunesse éternelle sans liens, qui l’empêche d’être mari et père.

 

 Traduction Sœur Pascale Nau op

 

 

 

[1] Cf. N. Badmington (éd.), Posthumanism. Readers in cultural criticism, New York, Paigrave, 2000 ; G. Anders, Luomo è antiquato, 2 vol, Torino, BollatiBoringhieri, 2007.

[2]Nous citons un auteur qui a traité à plusieurs reprises du thème : « L’homme a tendance à introduire l’artefact technologique dans sa façon de vivre et d’en faire un instrument pour élargir la zone de sensibilité du corps dans le rapport au monde » (P. Benanti, The Cyborg : corpo e corporeitànell’epocadel post-umano, Assisi [Pg], Cittadella, 2012, 365).

[3]Ibid., 93.

[4] Cf. D. Pearce, Thè Hedonistic Imperative, www.hedweb.com.

[5] P. Wallace, La psicologia di Internet, Milano, Raffaello Cortina, 2000, 279 ; cf. J. H. Greist – M. H. Klein, « Computer programs for patients, clinicians, and researchers in psychiatry», dans : T. A. Williams (éd.), Technology in mental health care delivery systems, Norwood, Ablex, 1980, 161-182.

[6]Cf. P. Wallace, La psicologia di Internet, 281.

[7] D. Levy, Love and Sex with Robots :Thè Evolution of Human-Robot Relationships, New York, Harper Perennial, 2008, 22.

[8]S. Turkle, Insieme ma soli. Perché ci aspettiamosempre più dalla tecnologia e sempremenodaglialtri, Torino, Codice, 2012, 116 ; édition française : Seuls ensemble. De plus en plus de technologies de moins en moins de relations humaines, Paris, L’Échappée, 2015

[9] Cité dans R. Luna, « E ora si piange per un robot », la Repubblica Robinson, 4 janvier 2020.

[10]S. Turkle, Insieme ma soli,114 s.

[11]Ibid., 89.

[12]«L’homme est toujours au-delà de lui-même. Mais cet au-delà de soi-même doit avoir conscience finalement que c’est lui-même qui est la source de la transcendance » (J. Wahl, Traité de métaphysique, Paris, Payot, 1953, 72l). Il convient de noter que cette observation de Levinas : « Dans cette relation à l’autre, il n’y a pas de fusion, la relation à l’autre est pensée comme une relation à l’altérité. L’autre est l’altérité […]. La sociabilité est cette altérité du visage, de l’autre personne, qui me défie, une voix qui s’élève en moi avant toute expression verbale, dans la mortalité de l’ego, du fond de ma faiblesse. Cette voix est un ordre, j’ai l’ordre de répondre de la vie de l’autre homme » (E. Lévinas, Alterità e trascendenza, Gênes, il melangolo, 2006, 91 s).

[13] Que l’on pense au diagnostic classique d’Otto Kernberg sur ce style de personnalité : «Ces patients présentent un degré inhabituel d’auto-référence dans leurs interactions avec d’autres personnes […] et une contradiction curieuse et évidente entre un concept très élevé de soi et un besoin excessif d’approbation des autres. Leur vie émotionnelle est superficielle. Ils éprouvent peu d’empathie pour les sentiments des autres […]. Ils manquent, en particulier, de sentiments authentiques de tristesse et de deuil, l’incapacité à vivre des relations dépressives est une caractéristique fondamentale de leur personnalité » (O. Kernberg, Sindromimarginali e narcisismopatologico, Torino, BollatiBoringhieri, 1978, 310 s.).

[14]S. Turkle, Insieme ma soli,9.

[15]Cf. G. Cucci, « Per un umanesimo digitale », Civ. Catt. 2020 I 31-35.

[16]Cf. G. Marcel, Être et avoir, Paris, Aubier, 1935, 12 ; V. Melchiorre, Corpo e persona, Genova, Marietti, 1991.

[17]S. Bonino, Altruisti per natura, Roma – Bari, Laterza, 2012, 118.

[18]Homère, Odyssée, V, 213-220 ; IX, 35-36, Turin, Utet, 2005.

[19]L. Zoja, Il gesto di Ettore. Preistoria, storia, attualitàe scomparsadelpadre,Torino, BollatiBoringhieri, 2000, 112 s.

[20]« Et les deux, quand ils avaient goûté au doux amour, ils se plaisaient à se raconter l’un à l’autre des histoires […]. Cette histoire a été la dernière à raconter quand le doux sommeil qui détend les membres en dénouant les angoisses de l’âme » (Homère, Odyssée, XXIII, 300-343 ;cf. 183-189).