« FRATELLI TUTTI »-Un guide de lecture
Last Updated Date : 19 octobre 2022
Published Date:4 août 2020
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Huit ans après son élection, le Pape François a écrit une nouvelle encyclique, qui représente le point de confluence d’une grande partie de son magistère (cf. Fratelli tutti, n° 5)[1]. La fraternité fut le premier thème que François évoqua au moment de commencer son pontificat, quand il a incliné la tête devant les gens rassemblés sur la place Saint-Pierre. Là, il a défini la relation entre l’évêque et le peuple comme un « chemin de fraternité » et exprima ce désir : « Prions toujours pour nous : l’un pour l’autre. Prions pour le monde entier afin qu’advienne une grande fraternité[2] ».

Le titre est une citation directe des Admonitions de saint François : Fratelli tutti. Or, cela indique une fraternité qui s’étend non seulement aux êtres humains mais aussi immédiatement à la terre, en pleine harmonie avec l’autre encyclique du Pape, Laudato si’[3].

 

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Fraternité et amitié sociale

Fratelli tutti présente la fraternité et l’amitié sociale ensemble. C’est le cœur du texte et sa signification. Le réalisme qui parcourt les pages dilue le romantisme vide toujours aux aguets quand on parle de fraternité. La fraternité n’est pas seulement une émotion, un sentiment ou une idée – aussi noble soit-elle – pour François mais un fait qui implique alors aussi de sortir, de l’action (et la liberté) : « De qui est-ce que je me fais le frère ? ».

La fraternité ainsi comprise renverse la logique de l’apocalypse qui prévaut aujourd’hui – une logique qui se bat contre le monde, car elle croit qu’il est l’opposé de Dieu, c’est-à-dire une idole, et doit donc être détruit dès que possible pour accélérer la fin des temps. Devant à l’abîme de l’apocalypse, il n’y a plus de frères : seulement des apostats ou des « martyrs » dans une course « contre » le temps. Nous ne sommes ni militants ni apostats, mais tous frères.

La fraternité ne brûle pas le temps et n’aveugle pas les yeux et les âmes. Au contraire, elle prend du temps ; elle demande du temps – celui de la querelle et celui de la réconciliation. La fraternité « perd » du temps. L’apocalypse le brûle. La fraternité requiert le temps de l’ennui. La haine est une pure excitation. La fraternité est ce qui permet aux égaux d’être des personnes différentes. La haine élimine celui qui est différent. La fraternité sauve le temps de la politique, de la médiation, des rencontres, de la construction de la société civile, des soins. Le fondamentalisme l’annule dans un jeu vidéo.

Voilà pourquoi, François, le pape, et Ahmad al-Tayyeb, le grand imam d’al-Azhar, ont signé un document historique sur la fraternité, à Abou Dhabi le 4 février 2019. Les deux leaders se sont reconnus frères et ont tenté de jeter ensemble un regard sur le monde d’aujourd’hui. Alors, qu’ont-ils compris ? Que la seule véritable alternative, qui défie et entrave la solution apocalyptique, est la fraternité.

Il faut redécouvrir ce mot évangélique puissant, repris dans la devise de la Révolution française, mais que l’ordre postrévolutionnaire a ensuite abandonné jusqu’à son annulation du lexique politico-économique. Et nous l’avons remplacé par le mot plus faible de « solidarité », qui revient quand même 22 fois dans Fratelli tutti (contre les 44 de « fraternité »). François a écrit dans l’un de ses messages : « Alors que la solidarité est le principe de planification sociale qui permet aux inégaux de devenir égaux, la fraternité est celui qui permet aux égaux d’être des personnes différentes[4] ».

La reconnaissance de la fraternité change la perspective, la bouleverse et devient un message fort avec une valeur politique : nous sommes tous frères et nous sommes donc tous des citoyens égaux en droits et devoirs, à l’ombre desquels tous jouissent de la justice.

La fraternité est alors la base solide pour vivre « l’amitié sociale ». En 2015, le Pape François, parlant à La Havane, a évoqué une de ses visites à un quartier très pauvre de Buenos Aires. Le curé du quartier lui avait présenté un groupe de jeunes qui construisaient des locaux : « celui-ci est l’architecte – il est juif –, celui-ci est communiste, celui-ci est catholique pratiquant, celui-ci est… » Le Pape a commenté : « Tous étaient différents, mais tous travaillaient ensemble pour le bien commun ». François appelle « amitié sociale » cette attitude qui sait allier les droits avec la responsabilité pour le bien commun et les différences avec la reconnaissance d’une fraternité radicale.

 

Une fraternité sans frontières

Fratelli tutti s’ouvre en évoquant d’une fraternité ouverte, qui permet à chacun d’être reconnu, valorisé et aimé outre la proximité physique, outre le lieu de l’univers où il est né ou où il vit. La fidélité au Seigneur est toujours proportionnelle à l’amour pour les frères. Or, cette proportion est un critère fondamental de cette encyclique : on ne peut pas dire qu’on aime Dieu si l’on n’aime pas son frère. « En effet, celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, est incapable d’aimer Dieu, qu’il ne voit pas » (1 Jn 4,20)[5].

Dès le début, le texte met en relief comment François d’Assise a étendu la fraternité non seulement aux êtres humains – et en particulier aux abandonnés, aux malades, aux rejetés, aux plus petits, dépassant les distances d’origine, de nationalité, de couleur ou de religion – mais aussi au soleil, à la mer et au vent (cf. nos 1-3). Le regard est donc global, universel. Il en va de même pour le souffle des pages du pape François.

Cette encyclique ne pouvait pas rester étrangère à la pandémie du Covid-19 qui a éclaté de manière inattendue. Au-delà des diverses réponses données par différents pays – écrit le Pape –, l’incapacité d’agir conjointement est apparue, malgré le fait que nous pouvons nous vanter d’être hyperconnecté. François écrit : « Plaise au ciel qu’en fin de compte il n’y ait pas “les autres”, mais plutôt un “nous” ! » (nº 35).

 

Le schisme entre l’individu et la communauté

Le premier pas de François consiste à compiler une phénoménologie des tendances du monde actuel qui sont défavorables au développement de la fraternité universelle. Le point de départ des analyses de Bergoglio est souvent – sinon toujours – ce qu’il a appris des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, qui invitait à prier en imaginant comment Dieu voit le monde[6].

Le Pape regarde le monde et a l’impression générale qu’un véritable schisme se développe entre l’individu et la communauté humaine (cf. nº 30). Un monde qui n’a rien appris des tragédies du 20ème siècle, sans le sens de l’histoire (cf. n° 13). Il semble y avoir une régression : les conflits, les nationalismes, la perte du sens social (cf. nº 11), et le bien commun qui semble être le moins commun des biens. Dans ce monde globalisé, nous sommes seuls et l’individu l’emporte sur la dimension communautaire de l’existence (cf. nº 12). Les gens jouent le rôle de consommateurs ou de spectateurs, et les plus forts sont favorisés.

Et ainsi, François assemble les pièces du puzzle qui illustre les drames de notre temps.

La première étape concerne la politique. Dans ce contexte dramatique, les grands mots tels que démocratie, liberté, justice, unité perdent tout leur sens, et la conscience historique, la pensée critique, la lutte pour la justice et les voies d’intégration se liquéfient (cf. nos 14 ; 110). Or, le jugement est très dur vis-à-vis de la politique qui est parfois réduite aujourd’hui : « la politique n’est plus une discussion saine sur des projets à long terme pour le développement de tous et du bien commun, mais uniquement des recettes de marketing visant des résultats immédiats qui trouvent dans la destruction de l’autre le moyen le plus efficace » (nº 15).

Le deuxième élément est la culture du déchet. La politique réduite au marketing favorise le gaspillage global et la culture dont il est le résultat (cf. nos 19-20).

Le tableau continue avec l’inclusion d’une réflexion sur les droits humains, dont le respect est une condition préalable au développement social et économique d’un pays (cf. n° 22).

Le quatrième élément est le paragraphe important consacré à la migration. Si le droit de ne pas émigrer doit être réaffirmé, il est également vrai qu’une mentalité xénophobe oublie que les migrants doivent être les protagonistes de leur propre sauvetage. Or, il affirme avec force : « Il est inacceptable que les chrétiens partagent cette mentalité et ces attitudes » (nº 39).

Le tableau se poursuit avec la cinquième pièce : les risques posés aujourd’hui par la communication elle-même. La connexion numérique a raccourci les distances, mais des attitudes de fermeture et d’intolérance sont en train de se développer, alimentant le « spectacle » mis en scène par les mouvements de haine. Nous avons, en revanche, besoin « des gestes physiques, des expressions du visage, des silences, le langage corporel, voire du parfum, le tremblement des mains, le rougissement, la transpiration […], car tout cela parle et fait partie de la communication humaine » (nº 43).

Cependant, le Pape ne se limite pas à donner une description aseptique de la réalité et du drame de notre temps. Sa lecture est immergée, celle dans un esprit de participation et de foi. La vision du Pape, si attentive à la dimension sociopolitique et culturelle, est néanmoins radicalement théologique. La réduction à l’individualisme qui apparaît ici est le fruit du péché.

 

Un étranger dans la rue

Malgré les denses ténèbres décrites dans les pages de cette encyclique, François entend faire écho à de nombreux chemins d’espérance, qui nous parlent d’une soif de plénitude, d’un désir de toucher ce qui remplit le cœur et élève l’esprit vers de grandes choses (cf. nos 54-55).

Dans la tentative de rechercher une lumière et avant d’indiquer quelques lignes d’action, François propose de consacrer un chapitre à la parabole du Bon Samaritain. L’écoute de la Parole de Dieu est une étape fondamentale pour juger d’une manière évangélique le drame de notre temps et trouver des solutions. Ainsi, le Bon Samaritain devient un modèle social et civil (cf. nº 66). L’inclusion ou l’exclusion des blessés au bord de la route définit tous les projets économiques, politiques, sociaux et religieux. En effet, le Saint-Père ne s’arrête pas au niveau des choix individuels mais projette ces deux options au niveau des politiques des États. Toutefois, il revient toujours au niveau personnel de peur que l’on se sente déresponsabilisé.

 

Penser et générer un monde hospitalier : Une vision inclusive

La troisième étape de l’itinéraire que François nous fait emprunter est ce que nous pourrions définir avec le Pape de « l’au-delà », c’est-à-dire la nécessité de dépasser soi-même. Si le drame décrit dans le premier chapitre était celui de la solitude du consommateur enfermé dans son individualisme et dans la passivité du spectateur, il faut trouver une issue.

Or, le premier fait, c’est que personne ne peut ressentir la valeur de la vie sans des visages concrets à aimer. C’est là que réside un secret de l’existence humaine authentique (cf. nº 86). L’amour crée des liens et élargit l’existence. Toutefois, cette « sortie » de soi ne se réduit pas à une relation avec un petit groupe, ni à des liens familiaux : il est impossible de se comprendre sans un tissu plus large de relations avec les autres qui nous enrichissent (cf. nos 88-91).

Cet amour, qui est ouverture sur l’« outre » et « hospitalité », est le fondement de l’action qui permet d’établir l’amitié sociale et la fraternité. L’amitié sociale et la fraternité n’excluent pas, mais ils incluent. Ils ignorent les traits physiques et moraux ou, comme l’écrit le Pape, les ethnies, les sociétés et les cultures (cf. nº 95). La tension est vers une « communion universelle » (ibid.), vers « une communauté composée de frères qui s’accueillent mutuellement, en prenant soin les uns des autres » (ibid.). Cette ouverture est géographique mais, encore plus, existentielle.

Cependant, le Pape lui-même perçoit, à ce stade, le risque d’un malentendu, celui du faux universalisme de ceux qui n’aiment pas leur peuple. Il y a aussi un fort risque d’un universalisme autoritaire et abstrait, qui vise à homogénéiser, standardiser, dominer. La sauvegarde des différences est le critère de la vraie fraternité qui n’homologue pas, mais accueille et fait converger la diversité, en la valorisant. Nous sommes frères parce qu’à la fois nous sommes égaux et différents : « Il faut se libérer de l’obligation d’être égaux[7] ».

 

L’importance du multilatéralisme

Le Pape appelle à un changement radical de perspective non seulement au niveau interpersonnel ou étatique, mais aussi dans les relations internationales : celui de la certitude de la destination commune des biens de la terre. Cette perspective change le paysage et « nous pouvons affirmer que chaque pays est également celui de l’étranger, étant donné que les ressources d’un territoire ne doivent pas être niées à une personne dans le besoin provenant d’ailleurs » (nº 124).

De plus, poursuit le Pape, cela présuppose une autre manière de comprendre les relations internationales. L’appel à l’importance du multilatéralisme est donc très clair, avec une réelle condamnation d’une approche bilatérale dans laquelle les pays puissants et les grandes entreprises préfèrent traiter avec des pays plus petits ou plus pauvres, afin de faire plus de profit (cf. n° 153). La clé est « la conscience que nous avons d’être responsables de la fragilité des autres dans notre quête d’un destin commun » (nº 115). Prendre soin de la fragilité est un point clé de cette encyclique.

 

Un cœur ouvert sur le monde entier

François parle aussi des défis à relever pour que la fraternité ne reste pas qu’une abstraction, mais prenne chair.

Le premier est celui de la migration, à développer autour de quatre verbes : accueillir, protéger, promouvoir et intégrer. En fait, « il ne s’agit pas d’imposer d’en haut des programmes d’assistance, mais d’accomplir ensemble un chemin à travers ces quatre actions » (nº 129).

François offre des indications très précises (cf. nº 130). Cependant, il se concentre en particulier sur la question de la citoyenneté, telle qu’elle a été présentée dans le Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune signé à Abou Dhabi. Parler de « citoyenneté » écarte l’idée de « minorité », qui porte avec elle les germes du tribalisme et de l’hostilité, et qui voit dans le visage de l’autre le masque de l’ennemi. L’approche de François est subversive par rapport aux théologies politiques apocalyptiques qui sont en train de se répandre.

D’autre part, le Pape souligne le fait que l’arrivée de personnes issues d’un contexte de vie et de culture différent se transforme en un don pour ceux qui les accueillent : c’est une rencontre entre les peuples et les cultures qui constitue l’opportunité d’un enrichissement et du développement. Or, cela peut arriver si l’autre est autorisé à être lui-même.

Le critère directeur du discours est toujours le même : faire grandir la conscience que nous sommes tous sauvés ou personne n’est sauvé. Toute attitude de « stérilisation » et d’isolationnisme est un obstacle à l’enrichissement de la rencontre.

 

Populisme et libéralisme

François continue son discours par un chapitre consacré à la meilleure politique, celle mise au service du vrai bien commun (cf. nº 154). Or, ici, il aborde la question de la confrontation entre populisme et libéralisme, qui peut utiliser les faibles, le « peuple », de façon démagogique. Le Pape veut immédiatement clarifier un malentendu, en utilisant une longue citation de l’entretien qu’il nous a accordée pour la publication de ses écrits comme archevêque de Buenos Aires. Nous le rapportons dans son intégralité car il est au cœur du discours.

« Peuple n’est pas une catégorie logique, ni une catégorie mystique, si nous le comprenons dans le sens où tout ce que le peuple fait est bon, ou bien dans le sens où le peuple est une catégorie angélique. Il s’agit d’une catégorie mythique […] Lorsque vous expliquez ce qu’est un peuple, vous utilisez des catégories logiques parce que vous devez l’expliquer : vraiment, c’est nécessaire. Mais vous n’expliquez pas le sens d’appartenance à un peuple. Le terme peuple a quelque chose de plus qu’on ne peut pas expliquer de manière logique. Faire partie d’un peuple, c’est faire partie d’une identité commune faite de liens sociaux et culturels. Et cela n’est pas quelque chose d’automatique, tout au contraire : c’est un processus lent, difficile…vers un projet commun » (nº 158)[8].

Par conséquent, cette catégorie mythique peut indiquer un leadership capable de s’accorder avec le peuple, avec sa dynamique culturelle et les grandes tendances d’une société au service du bien commun ; ou il peut indiquer une dégénérescence, quand il devient l’habileté d’attirer le consensus pour gagner une élection et instrumentaliser idéologiquement la culture du peuple, au service de son projet personnel (cf. nº 159).

Il ne faut toutefois pas non plus exagérer la catégorie mythique des personnes comme s’il s’agissait d’une expression romantique et donc, comme telle, rejetée au profit de discours institutionnels plus concrets, liés à l’organisation sociale, à la science et aux institutions de la société civile.

Ce qui unit les deux dimensions – mythique et institutionnelle –, c’est la charité, qui implique un chemin de transformation de l’histoire qui incorpore tout : institutions, droit, technologie, expérience, contributions professionnelles, analyse scientifique, démarches administratives. L’amour pour le prochain est en fait réaliste. Il faut donc faire grandir à la fois la spiritualité de la fraternité et l’organisation la plus efficace pour résoudre les problèmes : les deux ne sont pas du tout opposés. Et il faut le faire sans imaginer qu’il existe une recette économique qui peut s’appliquer de la même manière à tous : même la science la plus rigoureuse peut proposer des pistes et des solutions différentes (cf. nos 164-165).

 

Les mouvements populaires et institutions internationales

Dans ce contexte, François parle à la fois des mouvements populaires et des institutions internationales. Ils semblent être deux niveaux d’organisation opposés et divergents, mais ils convergent finalement dans leur virtuosité, car les uns valorisent le local et les autres le global, toujours sous la bannière du multilatéralisme.

Les mouvements populaires « rassemblant des chômeurs, des travailleurs précaires et informels ainsi que beaucoup d’autres personnes qui n’entrent pas facilement dans les grilles préétablies » (nº 169). Ces mouvements impliquent le dépassement de « cette idée de politiques sociales conçues comme une politique vers les pauvres, mais jamais avec les pauvres, jamais des pauvres, et encore moins insérée dans un projet réunissant les peuples » (ibid.).

Alors François s’attarde sur les institutions internationales, aujourd’hui fragilisées, surtout parce que la dimension économico-financière, aux caractéristiques transnationales, tend à prédominer sur la politique. Parmi celles-ci, il y a l’Organisation des Nations Unies, qui doit être réformée pour éviter qu’elle ne soit délégitimée et pour qu’« elle puisse donner une réalité concrète au concept de famille des Nation » (nº 173). Elle a pour tâche de promouvoir la souveraineté du droit, car la justice est « une condition indispensable pour atteindre l’idéal de la fraternité universelle » (ibid.).

 

La meilleure politique n’est pas soumise à l’économie

François traite ensuite longuement de la politique. Le Pape s’est plaint à maintes reprises de sa soumission à l’économie, et cela au paradigme d’efficacité de la technocratie. Au contraire, la politique doit avoir une vision large pour que l’économie s’intègre dans un projet politique, social, culturel et populaire qui vise le bien commun (cf. nos 177 ; 17).

La fraternité et l’amitié sociale ne sont pas des utopies abstraites. Ils exigent des décisions et la capacité de trouver des voies qui garantissent leur réelle possibilité, y compris en impliquant les sciences sociales. Or, c’est un « exercice suprême de la charité » (nº 180). L’amour s’exprime donc non seulement dans les relations individuelles mais aussi dans les relations sociales, économiques et politiques, en cherchant à construire des communautés à divers niveaux de la vie sociale. Il s’agit de ce que François appelle l’amour social (cf. nº 186). Cette charité politique présuppose la maturation d’un sens social en vertu duquel « chacun n’est pleinement une personne qu’en appartenant à un peuple, et en même temps, il n’y a pas de vrai peuple sans le respect du visage de chaque personne » (nº 182). Enfin : peuple et personne sont des termes corrélatifs.

L’amour social et la charité politique s’expriment aussi dans une ouverture totale à la rencontre et au dialogue avec tous, même avec les opposants politiques, pour le bien commun, afin de permettre une convergence au moins sur certaines questions. Il n’y a pas lieu de craindre le conflit engendré par les différences, aussi parce que « l’uniformité génère l’asphyxie et fait que nous nous étouffons culturellement » (nº 191). De plus, on peut en faire l’expérience si le politicien ne cesse de se considérer comme un être humain, appelé à vivre l’amour dans ses relations interpersonnelles quotidiennes (cf. n° 193) et s’il sait vivre, oui, la tendresse. Ce lien entre politique et tendresse semble sans précédent, mais il est vraiment efficace, car la tendresse est « l’amour qui se fait proche et se concrétise » (nº 194). Au milieu de l’activité politique, les plus faibles doivent provoquer la tendresse et ils ont « le droit de prendre possession de notre âme, de notre cœur » (ibid.).

 

Dialogue et culture de la rencontre

François résume quelques verbes utilisés dans cette encyclique en un mot : dialogue. « Dans une société pluraliste – écrit le Pape –, le dialogue est le chemin le plus adéquat pour parvenir à reconnaître ce qui doit toujours être affirmé et respecté, au-delà du consensus de circonstance » (nº 211).

Une fois de plus s’exprime une vision particulière de l’amitié sociale, faite de la rencontre constante des différences. Le Pape note que c’est le moment du dialogue. Tout le monde échange des messages sur les réseaux sociaux, par exemple, grâce à l’internet. Cependant, le dialogue est souvent confondu avec un fébrile échange de vues, qui est en fait un monologue dans lequel l’agression prédomine. Il note aussi avec acuité que c’est le style qui semble prévaloir dans le contexte politique, qui se reflète, à son tour, directement dans la vie quotidienne des gens (cf. nos 200-202).

« Le dialogue social authentique suppose la capacité de respecter le point de vue de l’autre en acceptant la possibilité qu’il contienne quelque conviction ou intérêt légitime » (nº 203)[9]. D’ailleurs, c’est la dynamique de la fraternité, son caractère existentiel, qui « contribue à relativiser les idées, au moins dans le sens de ne pas se résigner au fait qu’un conflit issu d’une disparité de vues et d’opinions l’emporte définitivement sur la fraternité[10] ».

Dialogue ne signifie pas du tout relativisme – que ce soit clair. Comme il l’avait déjà écrit dans l’encyclique Laudato si’, François affirme que si ce ne sont pas les vérités objectives ou les principes stables qui comptent, mais la satisfaction des aspirations personnelles et les besoins immédiats, alors les lois seront seulement comprises comme des impositions arbitraires et des obstacles à éviter. La recherche des valeurs les plus élevées est toujours requise (cf. nos 206-210).

La rencontre et le dialogue deviennent ainsi une « culture de la rencontre », c’est-à-dire la passion d’un peuple dans le désir de planifier quelque chose qui implique tout le monde ; et que ce n’est pas un bien en soi, mais une manière de faire le bien commun (cf. nos 216-221).

 

Les chemins d’une nouvelle rencontre : Conflit et réconciliation

François lance donc un appel à jeter des bases solides pour la rencontre et pour initier des processus de guérison. La rencontre ne peut se fonder sur une diplomatie vide, des discours doubles, des dissimulations, des manières… L’effort de se comprendre et de trouver une synthèse pour le bien de tous peut naître seulement de la vérité des faits (cf. nos 225-226).

Le Pape estime que la vraie réconciliation ne fuit pas le conflit mais s’obtient dans le conflit, en le surmontant par le dialogue et une négociation transparente, sincère et patiente (cf. nº 244). D’un autre côté, le pardon n’a rien à voir avec l’abandon de ses droits face à un puissant corrompu, un criminel ou quelqu’un qui dégrade notre dignité. Il faut défendre fermement ses droits et sauvegarder sa dignité (cf. nº 241).

Surtout, il ne faut pas perdre la mémoire des grands crimes de l’histoire : « Il est facile aujourd’hui de céder à la tentation de tourner la page en disant que beaucoup de temps est passé et qu’il faut regarder en avant. Non, pour l’amour de Dieu ! On ne progresse jamais sans mémoire » (nº 249).

 

Guerre et peine de mort

Dans ce tableau, François examine deux situations extrêmes qui peuvent se présenter comme des solutions dans des circonstances dramatiques : la guerre et la peine de mort. Le Pape est très clair dans le traitement des deux cas.

Au sujet de la guerre, il dit que malheureusement ce n’est pas un fantôme du passé, mais une menace constante. Il doit donc être clair que « la guerre est la négation de tous les droits et une agression dramatique contre l’environnement » (nº 257).

Il aborde aussi la position du Catéchisme de l’Église catholique, où la possibilité d’une légitime défense par la force militaire est envisagée, avec pour prémisse de démontrer qu’il existe des conditions rigoureuses de légitimité morale. Cependant – écrit François – on tombe facilement dans une interprétation trop large de ce droit. Aujourd’hui, en effet, avec le développement des armes nucléaires, chimiques et biologiques, « la guerre a acquis un pouvoir destructif incontrôlé qui affecte beaucoup de victimes civiles innocentes ». Par conséquent – et voici la conclusion du Pape – « nous ne pouvons donc plus penser à la guerre comme une solution, du fait que les risques seront probablement toujours plus grands que l’utilité hypothétique qu’on lui attribue. Face à cette réalité, il est très difficile aujourd’hui de défendre les critères rationnels, mûris en d’autres temps, pour parler d’une possible “guerre juste”. Jamais plus la guerre ! » (n° 258).

La réponse à la menace des armes nucléaires et à toutes les formes de destruction massive doit être collective, concertée et fondée sur la confiance mutuelle. Or – suggère le Pape encore – « avec les ressources financières consacrées aux armes ainsi qu’à d’autres dépenses militaires, créons un Fonds mondial, en vue d’éradiquer, une bonne fois pour toutes, la faim et pour le développement des pays les plus pauvres, de sorte que leurs habitants ne recourent pas à des solutions violentes ou trompeuses ni n’aient besoin de quitter leurs pays en quête d’une vie plus digne » (nº 262).

En ce qui concerne la peine de mort, François reprend la pensée de Jean-Paul II, qui a clairement déclaré dans son encyclique Evangelium vitae (nº 56) qu’elle est inadéquate sur le plan moral et n’est plus nécessaire sur le plan pénal. François se réfère aussi à des auteurs comme Lactance, le pape Nicolas Ier et saint Augustin, qui depuis les premiers siècles de l’Église s’opposaient à ce châtiment. Enfin, il déclare clairement que « la peine de mort est inadmissible » (nº 263) et que l’Église s’est engagée à proposer qu’elle soit abolie dans le monde. Puis, cet avis est étendu aussi à la réclusion à perpétuité, qui « est une peine de mort cachée » (nº 268).

 

Les religions au service de la fraternité dans le monde

La dernière partie de cette encyclique est consacrée aux religions et à leur rôle au service de la fraternité. Les religions engrangent des siècles d’expérience et de sagesse et doivent donc participer, comme la politique ou la science, au débat public (cf. n° 275). C’est pourquoi l’Église ne relègue pas sa mission dans la sphère privée. François précise que « les ministres religieux ne doivent certes pas faire de la politique partisane, qui revient aux laïcs, mais ils ne peuvent pas non plus renoncer à la dimension politique de l’existence » (nº 276). L’Église a donc un rôle public qui œuvre aussi pour la fraternité universelle (cf. ibid.).

La source de la dignité humaine et de la fraternité se trouve, en particulier pour les chrétiens, dans l’Évangile de Jésus-Christ, d’où découle, tant pour la réflexion que pour l’action pastorale, l’importance fondamentale des relations, des rencontres et de la communion universelle avec toute l’humanité (cf. nº 277). L’Église « forte du pouvoir du Ressuscité, elle veut enfanter un monde nouveau où nous serons tous frères, où il y aura de la place pour chacun des exclus de nos sociétés, où resplendiront la justice et la paix » (nº 278).

 

Un appel à la paix et à la fraternité

Fratelli tutti se terminent tous par un appel et deux prières qui en explicitent le sens et les destinataires.

L’appel est, en réalité, une large citation du document signé par le Pape et le Grand Imam Ahmad al-Tayyeb à Abou Dhabi, et concerne précisément la conviction que « les religions n’incitent jamais à la guerre et ne sollicitent pas des sentiments de haine, d’hostilité, d’extrémisme, ni n’invitent à la violence ou à l’effusion de sang. Ces malheurs sont le fruit de la déviation des enseignements religieux, de l’usage politique des religions et aussi des interprétations de groupes d’hommes de religion » (nº 285).

Parmi les autres références proposées dans le texte, on note que le Pape a choisi de se souvenir en particulier du bienheureux Charles de Foucauld, qui « voulait en définitive être “le frère universel”. Mais c’est seulement en s’identifiant avec les derniers qu’il est parvenu à devenir le frère de tous » (nº 287). Pour François, la fraternité est l’espace propre du Royaume de Dieu, dans lequel le Saint-Esprit peut venir, habiter et agir[11].

 

« … alors Philadelphie, la ville des frères, régnera »

Après avoir parcouru Fratelli tutti, en essayant de mettre l’accent sur les thèmes fondamentaux, je voudrais conclure en citant un écrivain argentin, Leopoldo Marechal, très apprécié du pape François et dont il m’a parlé lorsque je l’ai interviewé en 2013.

Maréchal a décrit la « ville des frères, Philadelphie » dans son chef-d’œuvre Adàn Buenosayres, un roman qui raconte un voyage symbolique de trois jours du poète Adàn dans la géographie d’un Buenos Aires métaphysique. On reconnaît l’influence de Dante, notamment dans la septième partie, intitulée Voyage à l’obscure ville de Cacodelphie, une parodie évidente de l’enfer.

Mais venons à Philadelphie qui, écrit Maréchal, « lèvera ses dômes et ses clochers sous un ciel aussi brillant qu’un visage d’enfant. Comme la rose parmi les fleurs, comme le chardonneret parmi les oiseaux, comme l’or parmi les métaux, Philadelphie, la ville des frères, régnera parmi les métropoles du monde. Une multitude paisible et heureuse parcourra ses rues : l’aveugle verra la lumière, celui qui a nié affirmera ce qu’il a nié, l’exilé foulera son sol natal, et le damné sera enfin racheté…[12] »

Comme la rose parmi les fleurs, ainsi la « cité des frères » régnera parmi les métropoles du monde, écrit Maréchal. Et avec cette encyclique François pointe directement à la venue du « Royaume de Dieu », que nous demandons dans le Notre Père, la prière qui nous voit tous frères car enfants d’un même Père. Le sens du Royaume de Dieu est la capacité des chrétiens à rendre la bonne nouvelle de l’Évangile accessible à toute l’humanité, à tous les hommes et femmes sans distinction, comme une ressource de salut et de plénitude. Dans ce cas, l’Évangile de la fraternité.

 

 

 

[1] A partir d’ici, quand référence est faite à l’encyclique, le titre sera omis et seul le numéro du paragraphe sera donné entre parenthèses. Cf. aussi le volume Fratellanza, Roma, La Civiltà Cattolica, 2020 : www.laciviltacattolica.it/prodotto/fratellanza

[2] François, Premier salut du Saint-Père, 13 mars 2013.

[3] Des controverses ont surgi sur l’utilisation du mot « frères » au masculin, comme si le Pape voulait exclure la référence au féminin. Il est clair que le titre de l’encyclique est une citation franciscaine et, par conséquent, le mot l’est et doit le rester. Cependant, il n’a pas un caractère exclusif. Il faut, bien entendu, noter que, en France, le Haut Conseil pour l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE) a récemment proposé, en vue de la révision annoncée de la Constitution, de remplacer le mot fraternité dans la devise nationale de la République par adelphité, mot dérivé du grec qui signifie « fraternité », mais sans la connotation masculine, propre au terme précédent. D’autres, pour éviter le néologisme, proposent simplement le terme « solidarité ». Mais nous verrons plus loin la faiblesse de ce choix, surtout à la lumière de la pensée de François. Cf. J. L. Narvaja, « Libertà, uguaglianza, fraternità. Un’alternativa al neoliberismo e al neostatalismo », Civ. Catt. 2018 II 394-399.

[4] François, Message à Madame la professeure Margaret Archer, Présidente de l’Académie pontificale des sciences sociales, 24 avril 2017.

[5] Le thème traverse le pontificat de François et donc aussi son enseignement. Il suffirait de rappeler ici quelques brefs passages à titre d’exemples. François a écrit dans son exhortation Amoris laetitia : « Dieu a confié à la famille le projet de rendre le monde “domestique”, pour que tous puissent sentir chaque homme comme frère » (nº 183). Puis, dans Gaudete et exsultate : « dans l’épaisse forêt de préceptes et de prescriptions, Jésus ouvre une brèche qui permet de distinguer deux visages : celui du Père et celui du frère. Il ne nous offre pas deux formules ou deux préceptes de plus. Il nous offre deux visages, ou mieux, un seul, celui de Dieu qui se reflète dans beaucoup d’autres. Car en chaque frère, spécialement le plus petit, fragile, sans défense et en celui qui est dans le besoin, se trouve présente l’image même de Dieu » (nº 61). Dans Christus vivit « Courez, “attirés par ce Visage tant aimé, que nous adorons dans la sainte Eucharistie et que nous reconnaissons dans la chair de notre frère qui souffre” » (nº 299). Dans l’encyclique Laudato si’, le thème revient souvent. Par exemple : « Son disciple saint Bonaventure rapportait que, “considérant que toutes les choses ont une origine commune, [François] se sentait rempli d’une tendresse encore plus grande et il appelait les créatures, aussi petites soient-elles, du nom de frère ou de sœur” » (nº 11).

[6] Cf. Ignace de Loyola, Exercices spirituels, nos 103-106.

[7] François, Exhortation apostolique Amoris laetitia, nº 139.

[8] A. Spadaro, « Le orme di un pastore. Una conversazione con Papa Francesco », dans : J. M. Bergoglio/Papa François, Nei tuoi occhi è la mia parola. Omelie e discorsi di Buenos Aires 1999-2013, Milan, Rizzoli, 2016, XVI.

[9] Cf. Ignace de Loyola, Exercices spirituels, nº 22.

[10] D. Fares, « La fratellanza umana. Il suo valore trascendentale e programmatico nell’itinerario di papa Francesco », Civ. Catt. 2019 III 119.

[11] Cf. D. Fares, art. cit., 122.

[12] L. Marechal, Adàn Buenosayres, Florence, Vallecchi, 2010, 342 s.; édit. fr. Adán Buenosayres, Paris, Grasset, 1995,