Présenté en mai 2019 au Festival de Cannes où il a obtenu le prix du jury œcuménique et le prix François-Chalais, le dernier long métrage de Terrence Malick, A Hidden Life (Une vie cachée) révèle le pouvoir qu’a le cinéma de devenir épiphanie – d’être lumière à propos de la lumière.
Une vie cachée, représente – après une période expérimentale (2011-2017) – un retour du réalisateur vers une narration plus structurée. Dans sa puissance narrative, le film en question, prolonge de manière radicale l’art qui sous-tend tous les films de Malick, depuis Badlands. A Hidden Life est également le plus spirituel des films de Malick : « on y entre », a écrit Owen Gleiberman, « comme dans une cathédrale des sens », et on y entend la prière d’un homme.
Une vie cachée
Cet homme est Franz Jägerstätter (1907-1943), objecteur de conscience autrichien, exécuté par les Nazis à l’âge de trente-six ans. Lors du plébiscite du 10 April 1938, Jägerstätter fut le seul à voter contre l’Anschluss dans son village de St. Radegund, en Haute-Autriche, à la frontière allemande. Jeune paysan, il n’était membre d’aucune organisation politique ; il était essentiellement l’époux de Franziska Schwaninger (1913-2013), femme de foi profonde, qui le conduisit à lire la Bible et les vies de saints.
Lors de la conscription de 1940, Jägerstätter refusa de prêter serment d’allégeance au Führer ; l’exemption des fermiers lui valut toutefois de pouvoir rentrer chez lui. Le choix de l’objection s’approfondit alors en lui, à la suite de la première expérience militaire ainsi qu’en réponse à la persécution croissante de l’Église et à la campagne d’extermination d’adultes handicapés physiques et mentaux par le régime nazi. Une rencontre avec l’évêque de Linz s’avéra inconcluante, le laissant attristé devant l’incapacité de l’homme d’Église d’affronter les questions radicales. Jägerstätter fut finalement appelé au service actif en février 1943 – il était alors père de trois fillettes dont la plus âgée avait six ans. Il déclara aussitôt son objection de conscience.
Emprisonné à Linz et puis à Berlin-Tegel, il fut jugé en cour martiale le 6 juillet 1943 et condamné à mort pour entrave à l’effort militaire. À l’aumônier de prison Albrecht Jochmann qui lui demanda, après lui avoir donné l’onction des mourants, s’il avait encore besoin d’aide, il répondit : « J’ai tout, j’ai les Saintes Écritures, je n’ai besoin de rien d’autre ». Franz Jägerstätter fut guillotiné le 9 août 1943 dans la prison de Brandebourg – là même où près de dix mille handicapés mentaux ou autres malades avaient été gazés dans le cadre du programme d’euthanasie Aktion T4. Il fallut attendre une vingtaine d’années après la guerre pour que son nom refasse surface dans la mémoire publique, grâce aux écrits du sociologue Gordon Zahn et du moine trappiste Thomas Merton, l’un et l’autre pacifistes.[1] Franz Jägerstätter a été reconnu martyr par le pape Benoît XVI le 1er juin 2007 et a été béatifié à la cathédrale de Linz le 26 octobre 2007, jour de la fête nationale autrichienne.
« Une forme de narration qui ne peut être que filmée »
Inspiré par une telle figure, Terrence Malick a créé une œuvre d’une puissante intériorité, dominée par deux protagonistes, Franz et son épouse Franziska ou Fani, incarnés par August Diehl et Valerie Pachner, qui irradient le film de manière secrète et lumineuse. Historiographique – le film s’ouvre sur une séquence d’archive, Adolf Hitler passant en revue les troupes du Reich à Nuremberg, et il est jalonné par une série de dates affichées à l’écran –, l’œuvre fait jouer à tout moment les ressources du récit. Le passage du facteur sur son vélo fait renaître chaque jour une inquiétude : porte-t-il la lettre de mobilisation du jeune fermier ? Les silhouettes des villageois qui s’approchent se joindront-elles au chœur des donneurs de leçons au « traître » du village ? La construction fortement narrative du film n’entrave cependant en rien la manière de Malick, dont le réalisateur britannique Christopher Nolan a dit qu’il était capable comme peu d’autres d’« une forme de narration qui ne peut être que filmée ».
La vraie force de Malick, écrit Juliette Goudot, « c’est d’avoir inventé une nouvelle grammaire de cinéma qui repose sur l’utilisation croisée et novatrice du Steadicam (permettant ces fameux travellings à hauteur d’homme) et de la voix off ». Dans A Hidden Life, grâce au système de prise de vues portatif du Steadicam, les images enlacent continûment les personnages, faisant percevoir l’intensité corporelle du drame, dans la personne de l’homme, bientôt voué aux coups et promis à la mort, du couple aux élancements amoureux, et des trois enfants pris et repris dans les bras de leurs parents.
Quant aux voix-hors-champ, elles glissent sur le monde et l’action filmée, en en révélant la pulsion la plus profonde. Qu’il s’agisse de monologues intérieurs, d’échos de paroles prononcées ou de lettres lues, elles rendent possible ce que Michel Chion a appelé « une narration décentrée ». Jamais les voix en question n’ont eu une telle incidence dans l’œuvre de Malick car A Hidden Life est tout entier le film d’un drame de conscience. De toutes ces voix (monologues intérieurs de personnages tiers compris), on imagine qu’elles résonnent dans la conscience du protagoniste ; cette dernière se projette alors sur celle du spectateur, qui bénéficie du concert de l’ensemble des voix.
Le protagoniste du film est paradoxalement un homme le plus souvent silencieux – et singulièrement aux jours de l’emprisonnent et du procès. Comme le serviteur souffrant du livre d’Isaïe, écrit Joel Mayward, « Franz ne parle pas ; il est conduit comme un agneau à l’abattoir, silencieux comme une brebis devant ses tondeurs » (Isaïe 53,7). Lorsque se fait entendre sa voix intérieure elle s’identifie alors à celle des psaumes, et notamment du Psaume 23 – « Le Seigneur est mon berger » – sur fond des vociférations des soldats nazis. Ici comme en d’autres de ses films, Malick est le réalisateur qui réhabilite l’ultime des droits humains, le droit à la prière.
Les travellings à hauteur d’homme et les voix-hors-champ s’accompagnent toutefois, dans une respiration typiquement malickienne, de plans mouvants sur le monde naturel – celui des alpages et des montagnes. La nature est toujours chez Malick l’autre protagoniste, aussi présent que tous les personnages réunis. « Il n’y a pas de champ de bataille » dans ce film de guerre, écrit Peter Debruge, « il n’y a que des champs de blé » – ou encore des prés au foin patiemment fauché. Comme dans cet autre film de guerre qu’est The Thin Red Line, situé sur l’île de Guadalcanal, aux antipodes de l’Autriche, les hautes herbes qui ondulent sous le vent sont une caresse, apaisant l’histoire cruelle des hommes. Si la nature peut refléter les orages et les jours sombres de l’histoire, elle peut aussi, avec le retour du printemps, soutenir l’espérance – ainsi que l’écrit Fani à son mari emprisonné. La vision de Malick rejoint ici la réponse divine à Job (Job 38–41), dans laquelle le monde naturel témoigne d’un dessein transcendant qui embrasse tous nos drames.[2]
Dans A Hidden Life comme dans tous les films de Malick, le chant de la nature est soutenu par celui, puissant, de la musique. La bande sonore originale de James Newton Howard alterne avec Bach, Beethoven, Haendel, Dvorak, Gorecki, Schnittke, Pärt, Kilar, Jovanovič et Parsons. L’effet créé, écrit Alain Boillat, est « un maelström fascinant de sons et d’images ». Entre le souffle du vent sur les hautes herbes ou dans les arbres, les ondes lumineuses et le flux musical se développent des synesthésies qui se prolongent bien au-delà de la séquence qui les fait naître : A Hidden Life est un film qui parle dans la durée.
« Je suis libre »
Le drame du protagoniste du film de Malick, écrit Peter Debruge, a cette particularité « de ne pas être défini par ses actions, mais par ses choix – et plus spécifiquement par ce qu’il ne fait pas ». Se démarquant de ceux qui l’entourent, Franz est celui qui choisit de ne pas se joindre au culte de « la force qui va ». Et ceci malgré son curé de paroisse qui le met devant les risques qu’il encourt, lui et sa famille, et malgré son évêque qui lui rappelle qu’il a, comme chacun, un devoir à l’égard de la patrie. Il lui répond : « Si Dieu nous donne le libre arbitre, nous sommes responsables de ce que nous faisons – et de ce que nous choisissons de ne pas faire ». La liberté du jeune homme est certes le prix d’une lutte onéreuse, mais elle est aussi toujours déjà là. À l’avocat qui lui souffle d’abjurer : « si tu signes ils te laisseront libre », il répond : « Mais je suis libre ».
« Penses-tu pouvoir changer l’issue de la guerre avec ta conduite ? », lui demande le juge de la cour martiale (Bruno Ganz, dans sa dernière apparition à l’écran) quelques minutes avant la sentence finale. Le silence de l’accusé le pousse à demander, tel un nouveau Pilate : « Me juges-tu ? ». « Non », répond Franz, « mais j’éprouve le sentiment de ne pouvoir faire ce que je considère profondément mal et injuste ».
Paradoxalement, la liberté vécue par le jeune homme dans le secret de sa conscience est aussi, et de part en part, une liberté vécue en dialogue. A Hidden Life est l’histoire de Fani autant qu’il est l’histoire de Franz. L’échange du couple se poursuit jusqu’au bout, par lettres interposées. Fani est, selon la formule biblique, « une aide en vis-à-vis » (Genèse 2,18), dans un réalisme responsable et une confiance toujours renouvelée. « Je t’aime quoi que tu décides, quoi qu’il advienne. Je suis avec toi », lui murmure-t-elle lorsqu’elle réussit à lui rendre visite en prison.
L’intensité du film tient alors dans l’alternance qu’il fait vivre entre sa vie à elle, toujours plus rude dans l’hostilité du village, et sa vie à lui, en proie aux sévices de ses gardiens. Leur distance est parcourue par les mots qu’ils s’échangent – en voix off, se jouant de l’alternance des scènes[3] : ils tiennent l’un par l’autre, l’un pour l’autre, osant des gestes de solidarité pour d’autres encore, en besoin d’aide immédiat. Dans la ferme, l’âne est là, dans sa douceur obéissante, comme une figure christique de l’homme emprisonné.
Le cinéma comme épiphanie
Une phrase scande le film, prononcée par l’évêque, par l’avocat et par le juge militaire : « crois-tu changer le cours des choses ? Rien de ce qui se passe ici ne sera connu au dehors ». Le film de Malick est le démenti de cette conviction, dans sa manière de rendre manifeste les choses cachées – les jugements sans appel dans l’espace clos des confrontations, les gifles dans l’obscurité des cellules, ou encore l’espérance qui renaît dans le secret d’un cœur. Voilà qui confère au titre du film – Une vie cachée – un surcroît de pertinence.
Ce titre fait écho aux lignes de George Eliot, qui concluent son roman Middlemarch (1871) : « La croissance du bien dans le monde dépend en partie d’actes qui n’ont rien d’historique et si les choses vont moins mal qu’elles ne le pourraient pour vous et pour moi, on le doit au nombre d’êtres qui mènent fidèlement des vies cachées avant de se reposer dans des tombes délaissées ».[4]
La beauté du film de Malick est de révéler cette vie cachée tout en en protégeant le mystère. Il est en cela épiphanique, et c’est là sans doute la pointe de l’œuvre en tant qu’œuvre cinématographique. Depuis les bien nommés frères Lumière, le cinéma est un art de la lumière et le film de Malick renchérit sur cette origine et cette vocation.
À un point du récit, un ami du village, peintre de fresques pieuses, partage son appréhension à Franz : « Cette année est-elle la fin du monde ? Est-ce la mort de la lumière ? ». Paradoxalement, plus l’histoire racontée s’enfonce dans les ténèbres, plus filtre une autre lumière, qui rejoint Franz au plus obscur de ses jours. « Une lumière nouvelle se diffuse », dit-il alors qu’il subit humiliation sur humiliation, et reçoit coup sur coup. Sa voix, qui glisse sur les images de sa déréliction, épouse alors celle du psalmiste dans son adresse à Dieu : « Tu es ma lumière. Devant toi la ténèbre n’est point ténèbre. Fais briller la lumière qui ne finit pas » (cf. Psaume 27,1 ; 139,12 ; 18,28). Toute la lumière récoltée à même la création, dans les paysages de montagne, sur les graminées couchées par le vent, se concentre et se réfracte alors dans l’expérience la plus intérieure. Le cinéma reçoit ainsi une qualité nouvelle, qui exauce sa qualité épiphanique innée, celle d’être art de la lumière. Il rejoint en cela l’art de l’icône, elle aussi vouée à une forme de transparence. Dans son film sur Roublev, Andrei Tarkovski a déjà exploré l’analogie (et la différence) entre l’icône et l’image projetée.[5] Malick donne à la vocation épiphanique du cinéma une traduction personnelle. Chez Malick, écrit Olivier Delcroix, « la lumière est une actrice à part entière. On a parfois le sentiment que c’est la source d’où il tire la substance de son cinéma ». Au point d’aboutissement de l’œuvre, la lumière est là, de plus belle. L’écran est, de la première à la dernière image, le lieu d’une traversée et d’une diffraction de la lumière. Filmée et projetée, recueillie sur les sommets et sur les traits d’un visage au plus profond des ténèbres, la lumière se diffracte sur l’écran et traverse tous les écrans de la perception. Le cinéma de Malick est en cela « théophanique », il se tient tout entier dans l’effectivité de la parole divine et créatrice « Que la lumière soit ».
La dernière fois que la voix de Franz résonne dans le film, on l’entend dire, dans une lettre adressée à ses filles : « Quand vous lirez cette lettre, votre père sera mort. Je prierai pour vous depuis l’autre côté ». Depuis l’autre côté de l’écran ? Depuis la lumière se diffractant sur l’écran ?
[1]Voir G.C. Zahn, In Solitary Witness: The Life and Death of Franz Jägerstätter, New York, NY, Holt, Rinehart and Winston, 1964; Th. Merton, Faith and Violence: Christian Teaching and Christian Practice, South Bend, IN, University of Notre Dame Press, 1968, pp. 69-75.
[2] Voir J.-P. Sonnet, « “Où étais-tu?” The Tree of Life et le livre de Job », Nunc 26 (2012) 91-94.
[3] Il s’agit alors d’extraits des lettres échangées par le couple, éditées par Erna Putz dans Franz Jägerstätter, Letters and Writings from Prison, Maryknoll, N.Y., Orbis Books, 2009.
[4] G. Eliot, Middlemarch, édition et traduction de l’anglais par S. Monod, Paris, Gallimard, 2005, p. 1152.
[5] Voir notamment A. Bonfand, Le cinéma saturé. Essai sur les relations de la peinture et des images en mouvement, Paris, Vrin, 2011, pp. 269-298.