ÉLECTIONS EUROPÉENNES : Quelques questions cruciales
Published Date:8 mai 2024
Articles Gratuits

Présentation

Les élections européennes de 2024 se dérouleront du jeudi 6 au dimanche 9 juin, jours où les citoyens des États membres de l’UE seront appelés à élire leurs représentants au Parlement européen. Dans une année caractérisée par des élections dans beaucoup de pays clés – les États-Unis, le Brésil, l’Inde, l’Indonésie, le Pakistan, pour n’en citer que quelques-uns – les élections européennes sont peut-être une exception, car elles ne sont pas nationales mais certainement pas moins importantes. En effet, près de 400 millions de citoyens européens ont le droit de vote. En termes de démocratie représentative, ces élections sont donc les deuxièmes au monde après les élections fédérales indiennes. Dans la mesure où elles influencent les politiques de l’UE, leur impact est mondial : bien que l’UE ne soit plus la puissance économique qu’elle était autrefois, elle appartient toujours, avec les États-Unis et la Chine, à un groupe très restreint d’acteurs qui définissent la politique mondiale.

Les élections européennes sont également uniques en ce sens qu’elles concernent différents pays, avec des histoires, des traditions et des langues très différentes. Elles mobilisent des dizaines, voire des centaines, de partis politiques au niveau national, qui proposent leurs points de vue sur des questions d’actualité. Elles concernent un système supranational qui relie les États-nations dans un réseau d’institutions et d’obligations communes, pour composer un dispositif encore presque unique en son genre.

La Civilta Cattolica souscrire

Il ne s’agit pas ici d’offrir une vision exhaustive de tous les enjeux des élections européennes de 2024. Quelques pages ne suffiraient évidemment pas. Il s’agit plutôt de présenter quelques-uns des enjeux de ces élections, d’en souligner les répercussions potentielles et d’identifier quelques questions essentielles pour l’Europe d’aujourd’hui, dans une perspective catholique.

 

Pour quoi les Européens votent-ils exactement ?

Tout d’abord, que peuvent décider les électeurs européens avec leur vote ? C’est une question importante, car les conséquences du vote des citoyens varient considérablement en fonction du système démocratique dans lequel il s’inscrit. L’architecture européenne repose essentiellement sur un système de trois acteurs. Le premier, le Conseil européen, réunit les représentants des États membres (ministres ou chefs de gouvernement, selon le cas). C’est à la fois une institution qui fonctionne, en un certain sens, comme un président doté de pouvoirs – il fixe des orientations, trouve des compromis, etc. – et une Chambre haute qui partage équitablement le pouvoir législatif avec le Parlement. C’est l’institution la moins affectée par les élections européennes. Sa légitimité provient des élections nationales, et non de celles de la Communauté européenne, et son équilibre politique peut être très différent de celui du Parlement. En fait, le Parti populaire européen – qui est actuellement le groupe le plus important au Parlement – n’a pas beaucoup de pouvoir au niveau national, en particulier dans les grands pays. Pour le Conseil, les élections européennes sont, au mieux, un indicateur de l’humeur de la population, perçue dans une perspective nationale.

Nous pouvons considérer la Commission européenne comme l’organe administratif de l’UE, bien qu’elle soit dotée de pouvoirs habituellement réservés à un gouvernement dans un contexte national. La Commission prépare des propositions législatives, aide à négocier leur adoption par le Conseil et le Parlement, puis les met en œuvre, y compris en adoptant des actes de droit dérivé dans le cadre d’une délégation. Elle devrait être un acteur indépendant et garant des traités. Cette neutralité n’est pas obtenue en la confiant entièrement à des personnalités apolitiques mais plutôt en sélectionnant des personnalités politiques différentes – en termes d’origines nationales et politiques – qui sont chargées des domaines politiques de la Commission, par le biais d’un processus impliquant les États membres, le futur chef de la Commission et le Conseil.

La Commission est peu affectée par les élections européennes. Une fois choisis, les commissaires potentiels sont examinés par le Parlement, qui vote ensuite pour accepter la Commission qui a été composée. Dans la pratique, cela donne au Parlement la possibilité de rejeter les candidats. Cette procédure est loin de constituer une sélection directe des commissaires par un vote populaire, mais elle assure un équilibre entre la légitimité du Conseil et celle du Parlement en ce qui concerne la constitution de la Commission.

Quant au président de la Commission, les choses sont un peu différentes. Dans la perspective des élections de 2014, l’idée avait germé de donner plus de poids démocratique à cette fonction, selon le système du Spitzenkandidat. De quoi s’agit-il ? Les partis politiques européens présentent un candidat à la tête de leur campagne et, le moment venu, le Conseil désigne comme président de la Commission le candidat du parti ayant obtenu le plus grand nombre de sièges. C’est ce qui s’est passé à l’époque de la Commission Juncker en 2014. Cependant, les États membres, peu convaincus de la teneur démocratique de ce mode et encore moins convaincus par Manfred Weber, alors candidat du Parti populaire européen (PPE), ont par la suite mis de côté cette pratique en 2019, pour choisir à la place Ursula von der Leyen (une compatriote et du même parti que Weber).

En théorie, le système du Spitzenkandidat a été relancé pour 2024, mais sans enthousiasme. Aucune formation politique ne peut raisonnablement espérer détrôner le PPE en tant que premier parti au Parlement. À son tour, le PPE, sachant qu’il n’a aucun point de référence dans les capitales nationales, a de nouveau choisi Mme von der Leyen comme candidate, lors d’un vote plutôt décevant, non pas tant parce qu’elle incarne la ligne actuelle du parti, mais plutôt parce qu’elle est considérée comme acceptable par les États membres.

Le troisième et dernier acteur principal de l’UE est le Parlement. Il est, bien entendu, étroitement lié aux élections, qui déterminent directement sa composition. Au cours des dernières décennies, en particulier depuis le Traité de Lisbonne, il s’est avéré être un véritable contrepoids au Conseil. Dans le cadre de la procédure législative ordinaire, qui est aujourd’hui la forme la plus courante d’adoption des lois européennes, les textes sont proposés par la Commission. Après une période de négociations entre la Commission, le Conseil et le Parlement, connue sous le nom de « trilogue », les projets, une fois approuvés, sont adoptés par le Parlement et le Conseil. Étant donné que les textes sont généralement ratifiés à la majorité qualifiée au Conseil, le Parlement dispose d’une plus grande marge de manœuvre dans les négociations, car il n’est pas confronté à la tâche, souvent impossible, de satisfaire tous les pays. Outre son rôle législatif, il a son mot à dire sur le budget de l’UE et contrôle le travail de la Commission. Les députés européens tentent d’attirer l’attention du grand public et des décideurs politiques sur diverses questions par le biais de motions et de déclarations.

De récents sondages donnent une idée de la direction que le Parlement prendra en 2024. Les démocrates-chrétiens (Parti populaire européen, PPE) devraient conserver plus ou moins leurs sièges et rester le groupe le plus important du Parlement. Les socialistes (Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates, S&D) pourraient reculer légèrement, ce qui ne les empêchera pas de conserver leur position de deuxième force. Les centristes-libéraux (Renew Europe) devraient connaître une baisse plus sensible, passant de la troisième à la quatrième place. Un sort similaire pourrait être réservé aux deux plus petits groupes : les écologistes (Groupe des Verts/Alliance libre européenne) et la formation de gauche radicale (La Gauche). Par ailleurs, les conservateurs eurosceptiques (Conservateurs et réformistes européens, CRE) et les eurosceptiques d’extrême droite (Partie Identité et démocratie, PID) devraient progresser de manière significative, au point de s’emparer de la troisième place, au détriment de Renew.

Ces évolutions pourraient entraîner un glissement significatif du Parlement vers la droite . Jusqu’à présent, la coalition centriste (PPE + S&D + Renew) a été unie sur de nombreuses questions fondamentales, telles que le budget, les affaires économiques et monétaires, les affaires étrangères ou le marché intérieur. Elle a parfois été contournée par une coalition de centre-gauche (Gauche + Verts + S&D + Renew), notamment sur les libertés civiles, les questions sociales ou l’environnement. Une coalition de centre-droit (Renew + EPP + CRE + quelque PID) était également possible, en particulier sur l’agriculture, la politique industrielle et le commerce. Bien entendu, il s’agit là d’un tableau très simplifié, car la discipline de groupe n’est pas aussi rigide que dans les assemblées nationales et ne tient pas compte des partis non alignés[1].

Le grand changement résidera dans l’impossibilité numérique d’une coalition de centre-gauche. Cela donnera au PPE un grand pouvoir pour influencer l’évolution vers des normes environnementales moins contraignantes ou des politiques migratoires plus strictes. Le PPE aura la possibilité d’exiger des textes à sa convenance dans le cadre d’une coalition centriste, ou de pousser ces questions vers une coalition de centre-droit. Quant aux partis populistes et d’extrême droite, ils exerceront une attraction beaucoup plus forte pour convaincre le PPE de former une coalition.

 

Des conceptions divergentes du projet européen

Venons-en maintenant aux principaux enjeux des élections de 2024. Il existe une première ligne de partage entre les partis qui soutiennent la poursuite d’une intégration européenne plus poussée et ceux qui sont convaincus que l’intégration est déjà allée trop loin et doit être freinée, voire réduite – ou même réduite à zéro – afin de préserver la souveraineté des États.

La Commission des épiscopats de la Communauté européenne (COMECE) a fait connaître son point de vue à ce sujet. Réfléchissant sur les origines du projet d’intégration européenne, les évêques de la COMECE affirment, en des termes sans équivoque, qu’ils croient que pour nous, Européens, « ce projet, initié il y a plus de 70 ans, doit être soutenu et poursuivi[2] ». Ils appellent également les chrétiens à voter pour « des personnes et des partis qui soutiennent clairement le projet européen et dont nous pensons raisonnablement qu’ils vont promouvoir nos valeurs et notre idée de l’Europe, telles que le respect et la promotion de la dignité de toute personne humaine, la solidarité, l’égalité, la famille et le caractère sacré de la vie, la démocratie, la liberté, la subsidiarité, le soin de notre “maison commune“ ».

La déclaration de la COMECE repose sur la conviction que le projet d’intégration européenne apporte effectivement la paix, la liberté et la prospérité à notre continent et promeut toujours les idéaux de communauté et de dignité de la personne humaine qui ont inspiré ses pères fondateurs, dont beaucoup étaient chrétiens. Bien qu’elle ne soit pas parfaite, l’UE parvient encore à réunir autour de la table de nombreux pays qui, autrement, pourraient se considérer comme des concurrents. Toute tentative d’affaiblir les mécanismes qui lient les États européens entre eux pourrait les pousser vers une dynamique centrifuge. Une vision lucide de l’histoire européenne et de la situation actuelle montre que la bonne volonté ne suffit pas.

En outre, on peut affirmer que l’intégration européenne s’inscrit pleinement dans une meilleure compréhension du principe de subsidiarité. Dans l’enseignement social catholique, la subsidiarité est non seulement un principe juridique qui concerne la répartition des pouvoirs, mais une injonction positive, valable à tout niveau de pouvoir politique, de responsabiliser activement tous les acteurs qui lui sont confiés : familles, organisations de la société civile, entités économiques et politiques ou territoires. Il ne s’agit pas de préserver le pouvoir de quelqu’un, mais de le partager, au service du bien commun. En ouvrant ses frontières, l’UE a également ouvert des possibilités de coopération transfrontalière et donné à beaucoup de citoyens, organisations et entreprises la possibilité de travailler en réseau ou de profiter d’opportunités que leur propre système national avait jusqu’alors maintenues hors de leur portée.

La souveraineté des États n’est pas non plus une idole. Tout en reconnaissant l’importance de préserver le patrimoine culturel et spirituel des nations et en soulignant la nécessité d’un État bien ordonné qui sait comment sauvegarder le bien-être de ses citoyens, l’enseignement social catholique n’hésite pas à transférer des pouvoirs à des entités supranationales en cas de nécessité, en particulier lorsque les pays s’y sont librement engagés. L’exhortation apostolique Laudate Deum offre à cet égard un exemple récent, puisqu’elle appelle explicitement à la création de mécanismes d’exécution, y compris des sanctions, pour garantir l’efficacité des engagements internationaux en matière de climat. Cela est encore plus valable lorsque le niveau supranational se dote de ses propres structures démocratiques.

 

Le rapport avec les valeurs chrétiennes

L’attitude des partis à l’égard de l’héritage chrétien de l’Europe est également une question difficile, qui invite les électeurs à un jugement prudent. D’une part, certains partis ont élevé l’identité chrétienne en étendard de combat. Il convient d’évaluer, par un examen minutieux, si ces références sont présentées avec sincérité et de bonnes intentions. En particulier, il convient d’examiner si les valeurs chrétiennes sont promues en tenant compte du cadre plus large de la Doctrine sociale catholique, y compris les valeurs de compassion et d’attention aux personnes vulnérables, ou si elles sont soutenues de manière sélective uniquement dans la mesure où elles contribuent à défendre un système d’identité nationale, à créer des divisions entre les groupes ou à faire en sorte que les éléments sensibles sur le plan culturel soient exploités à des fins politiques. Si tel est le cas, si la partie faisant ce genre de référence aspire réellement au bien commun ou si elle ne se contente pas d’instrumentaliser le christianisme pour ses propres intérêts.

C’est pourquoi un communiqué préparé par la COMECE, en collaboration avec les institutions représentatives protestantes et orthodoxes européennes[3], note que « la peur pousse certains [électeurs] à chercher des solutions et un soutien spirituel dans une version objectivée et instrumentalisée de la tradition, parfois déguisée en un attrait pour les “valeurs traditionnelles”. Dans de tels cas, les concepts de “patrie” et de “religion” sont utilisés comme des armes et des figures ». En conséquence, la déclaration appelle à « lutter contre l’instrumentalisation des valeurs chrétiennes pour des intérêts politiques et dans la perspective de discours ethno-raciaux ».

En même temps, « l’Union européenne n’est pas parfaite et que nombre de ses propositions politiques et juridiques ne sont pas conformes aux valeurs chrétiennes et aux attentes d’un grand nombre de ses citoyens », reconnaît la déclaration de la COMECE. La déclaration commune des Églises souligne également qu’« une grande partie des citoyens, qui regardent avec confiance l’avenir européen à travers le prisme des valeurs chrétiennes, se sentent maintenant marginalisés, car ils n’ont pas la possibilité d’exprimer leurs positions et leurs opinions de manière autonome et distincte. Nous remarquons également l’exclusion de toute référence appropriée aux valeurs chrétiennes dans les textes importants de l’UE ». En effet, beaucoup de partis et d’hommes politiques hésitent à s’associer à des institutions religieuses. Même dans les cercles européens, on se méfie souvent des institutions confessionnelles, notamment en ce qui concerne l’évolution des normes sociales dans le domaine de la sexualité, de l’éthique et de l’égalité des sexes.

Toutefois, à ce stade, la solution ne peut pas venir d’une guerre culturelle. Il s’agirait probablement d’un effort futile et destructeur. Les représentants des principales confessions chrétiennes en Europe appellent au dialogue et non à la guerre. Pour ce faire, les hommes politiques européens doivent reconnaître l’importance de leur héritage chrétien. Il faut aussi transformer la manière dont le dialogue entre les Églises, les institutions et les partis politiques est mené, afin que les perspectives chrétiennes puissent être entendues et considérées équitablement, comme le stipule l’article 17 du Traité de l’UE. Les hommes politiques dont l’Europe a le plus urgemment besoin ne sont pas ceux qui se proclament défenseurs acharnés de la tradition : ce sont plutôt ceux qui sont prêts à entamer de bonne foi et avec bonne volonté un dialogue avec les Églises et la société civile, dans la quête de solutions politiques qui vont dans le sens du plus grand bien commun.

 

Écologie et changement climatique

La protection de l’environnement et l’atténuation du changement climatique sont probablement deux des questions les plus controversées de cette campagne électorale. Ces derniers mois ont vu l’effritement, voire le renversement, des politiques du Green Deal (visant à préparer l’Europe à la transition climatique) et de la stratégie Farm to Fork Strategy – « de la ferme à la table » (visant à inscrire l’agriculture dans une perspective plus durable). Des projets de loi qui semblaient avoir de bonnes chances d’être adoptés ont été fortement réduits, quand ils n’ont pas été furtivement mis de côté. Des récits toxiques ont fait leur entrée dans le discours politique, principalement celui que les partis populistes exploitent dans toute l’Europe, à savoir la vague de réaction populaire contre les politiques « vertes » et l’opposition des populations à tout ce qui entraîne des coûts supplémentaires, tente d’imposer un comportement particulier ou semble simplement « punitif ».

Un autre discours s’oppose à la protection de l’environnement et à la capacité à financer la transition vers les énergies vertes. Selon cette conception, une réglementation environnementale excessive pèse sur l’économie, rendant les entreprises européennes incapables de rivaliser avec les entreprises américaines et chinoises. Or, si l’économie est faible, les ressources fiscales seront insuffisantes pour financer la transition vers les énergies vertes. Un discours similaire affirme que les agriculteurs européens sont surchargés d’obligations écologiques et donc incapables de couvrir leurs coûts et d’être compétitifs sur le marché mondial. Un autre argument avancé est que la surprotection de l’environnement est en conflit avec la nécessité d’extraire davantage de minerais pour alimenter la transition vers des émissions sans carbone.

Bien qu’il y ait de vraies questions au cœur de chacun de ces récits, la manière dont ils sont formulés tend à conduire aux mêmes conclusions erronées : les objectifs ou les engagements écologiques devraient être revus à la baisse, car ils sont indésirables et contre-productifs. Au contraire, les bons comportements devraient être encouragés par des incitations financières, des initiatives privées et l’innovation technologique. En effet, l’avertissement du pape François dans Laudate Deum semble plus pertinent que jamais : « Mais nous courons le risque de rester enfermés dans la logique du colmatage, du bricolage, du raboutage au fil de fer, alors qu’un processus de détérioration que nous continuons à alimenter se déroule par-dessous. Supposer que tout problème futur pourra être résolu par de nouvelles interventions techniques est un pragmatisme homicide, comme un effet boule de neige[4] ».

À la lumière de l’écologie intégrale promue par le récent Magistère et en accord avec les avertissements scientifiques, les électeurs devraient s’interroger sur le sérieux avec lequel les différents partis politiques prennent soin de notre maison commune. Face à l’urgence de lutter contre la dégradation de notre planète, il ne suffit pas de donner la priorité à la croissance économique pour sortir de la crise. Les partis politiques doivent au moins présenter des alternatives crédibles aux lois et politiques qu’ils dénoncent.

Devant les récits mentionnés ci-dessus, les questions suivantes devraient être posées : si les politiques visant à modifier le mode de vie non durable de la plupart des Européens sont impopulaires, comment peuvent-elles être mieux conçues et les coûts mieux répartis ? La transition vers les énergies vertes est-elle un changement purement technique dans notre production d’énergie, ou nous donne-t-elle plutôt l’occasion de remettre en question ce que nous produisons et consommons ? Est-ce que l’agriculture européenne peut réellement être sauvée en supprimant quelques contraintes environnementales, ou faut-il repenser l’agriculture de manière plus globale pour qu’elle puisse résister aux changements climatiques à venir ?

 

La trajectoire économique et la cohésion sociale

Selon un sondage Ipsos réalisé pour Euronews[5], quatre des cinq priorités indiquées par les citoyens européens sont de nature économique : trouver des solutions adéquates contre la hausse des prix ; réduire les inégalités sociales ; soutenir la croissance économique ; lutter contre le chômage. La cinquième est la lutte contre l’immigration clandestine.

Dans les cercles européens, on se félicite de la façon dont l’UE a géré la reprise après la pandémie et de la rapidité avec laquelle elle a maîtrisé la crise énergétique à la suite de l’invasion de l’Ukraine. En effet, des solutions inimaginables ont été adoptées, notamment le fonds NextGenerationEu, qui a permis à la Commission d’emprunter directement des marchés ce qui était nécessaire pour financer les projets de reprise après une pandémie dans les États membres de l’UE. Bien que la question de savoir comment l’Union financera cette dette reste ouverte, cette solidarité dans la dette, qui était jusqu’alors taboue, a été reconnue comme un symbole de l’unité européenne. Cette vision positive de l’action de l’UE s’est fortement reflétée dans le discours sur l’état de l’Union prononcé en septembre 2023 par la présidente von der Leyen, qui a souligné les réalisations de la Commission sans reconnaître la persistance de la crise du coût de la vie.

Au cours des derniers mois, l’humeur a tourné à l’aigre, car les hommes politiques ont mis en évidence le décalage entre ce discours et le sentiment populaire. Les remarques se sont multipliées sur le retard de l’UE par rapport aux États-Unis en termes d’innovation, d’incapacité à rivaliser et de concurrence déloyale menaçant la prospérité de l’Europe. Il est apparu que l’Europe pourrait ne pas bénéficier de la transition propre, le marché des panneaux solaires et des voitures électriques étant menacé par la production chinoise. La surréglementation, le manque de flexibilité et les contraintes écologiques ont été régulièrement cités comme des causes entravant la croissance et la compétitivité.

Le mandat de l’Union européenne est de promouvoir la prospérité de ses membres. Il est donc non seulement légitime, mais aussi nécessaire que le prochain Parlement se penche sur les questions économiques. Toutefois, il est tout aussi nécessaire de garantir un juste équilibre entre le développement, la durabilité, les droits sociaux et les droits de l’homme. Le sort de la directive européenne sur la diligence raisonnable en matière de développement durable est un exemple de ce qui est en jeu. Le texte visait à encourager la responsabilité des entreprises en les obligeant à identifier et traiter les menaces dans leur chaîne d’approvisionnement pesant sur les droits de l’homme et l’environnement. Le 15 mars, au nom de la compétitivité, le Conseil a décidé de revenir sur ce qui avait été convenu avec le Parlement et de restreindre considérablement le champ d’application de la loi : elle ne s’appliquerait qu’aux plus grandes entreprises, et des aspects clés de la chaîne d’approvisionnement – par exemple le recyclage – ont disparu du texte.

Les électeurs devront soigneusement évaluer quel parti offre le bon équilibre dans leur contexte national. Bien que le mandat direct de l’Europe sur les questions sociales soit limité par rapport aux leviers encore entre les mains des nations individuelles, il reste des questions sur lesquelles le prochain Parlement peut agir, comme Caritas Europe l’a indiqué dans son Mémorandum électoral[6] : « Un revenu minimum adéquat, des soins de longue durée et centrés sur la personne, un soutien aux enfants et aux familles, un meilleur accès aux droits du travail, l’accès à un logement adéquat et abordable, des conditions de travail décentes, y compris pour les travailleurs sanitaires, et la non-discrimination », en accord avec les 20 principes du Pilier européen des Droits Sociaux.

 

Les migrations

Dans un discours prononcé à Marseille en 2023, le pape François a lancé un appel urgent à l’Europe : « Les migrants doivent être accueillis, protégés ou accompagnés, promus et intégrés. Dans le cas contraire, le migrant se retrouve dans l’orbite de la société. Accueillis, accompagnés, promus et intégrés : tel est le style. Il est vrai qu’il n’est pas facile d’avoir ce style ou d’intégrer des personnes non attendues. Cependant le critère principal ne peut être le maintien de leur bien-être, mais la sauvegarde de la dignité humaine[7] ». Malheureusement, le ton actuel de la campagne ne va pas dans ce sens. Les migrants sont souvent présentés comme quelque chose dont il faut se protéger, au lieu d’être considérés comme des personnes dignes de protection.

En décembre dernier, les institutions européennes se sont mises d’accord sur un nouveau pacte sur les migrations, qui tend vers un fort durcissement des politiques frontalières (y compris la normalisation de la détention) et le transfert des responsabilités de protection aux pays tiers en échange d’améliorations limitées de la solidarité entre les États européens. Ce pacte sur les migrations a été jugé sévèrement par de nombreux observateurs, dont beaucoup d’ONG chrétiennes. Une déclaration commune de plus de 50 organisations, dont Caritas et le Service jésuite des réfugiés, indique que le pacte sur l’immigration « normalisera l’utilisation arbitraire de la détention des immigrants, y compris pour les enfants et les familles, augmentera le profilage racial, utilisera des procédures de “crise” pour permettre le refoulement et renverra les personnes vers de soi-disant “pays tiers sûrs” où elles courent le risque d’être victimes de violences, de tortures et de détentions arbitraires »[8]. Néanmoins, les positions évoluent encore vers des politiques plus répressives. Nous en trouvons un exemple frappant dans le manifeste du PPE, qui suggère l’adoption d’un système de pays tiers sûr similaire à la « solution rwandaise » promue par les conservateurs au Royaume-Uni.

Étant donné que l’UE dispose de compétences étendues dans le domaine de la migration et de l’asile, le rôle du Parlement dans l’affinement et – espérons-le – l’humanisation des politiques européennes sera décisive. Il convient donc de prêter attention à la manière dont les partis évaluent la migration. Des préoccupations légitimes concernant la situation économique ne peuvent servir de justification pour porter atteinte à la dignité d’une personne. Certes, les migrations posent de nombreux problèmes et peuvent exercer une pression sociale et économique sur les sociétés prospères de destination que l’on ne peut ignorer. Toutefois, les migrants, en tant que personnes, ne peuvent être instrumentalisés comme boucs émissaires.

Il convient également de s’intéresser aux causes profondes des migrations. Les propositions faites par les partis politiques sur la manière de rendre le système commercial international plus équitable, de mieux gérer l’aide au développement, d’assurer la médiation des conflits ou de lutter contre le changement climatique ne peuvent être dissociées de la réalité des migrants qui arrivent aux portes de l’Europe. De fait, l’Europe ne peut ni espérer ni aspirer à s’isoler de son environnement et de ses responsabilités internationales.

 

La guerre en Ukraine et la paix en Europe

Il est impossible de parler des élections européennes sans évoquer la guerre en Ukraine. Pour l’Europe, c’est un moment décisif. Plus de deux ans après le début de l’agression contre l’Ukraine, le bilan dressé lors du premier anniversaire de la guerre par l’alors président de la COMECE, le cardinal Jean-Claude Hollerich, constitue toujours un cadre d’analyse pertinent, car il souligne « les efforts inlassables des décideurs européens pour apporter à l’Ukraine un soutien humanitaire, financier, politique et militaire adéquat et proportionné. Ce peuple a le droit de se défendre contre une agression militaire brutale et injustifiable afin de pouvoir mener une vie digne, sûre et libre dans son propre pays, indépendant et souverain. Nous encourageons vivement les dirigeants européens à maintenir leur unité et leur solidarité avec l’Ukraine pendant et même après la guerre, sans céder à la lassitude ou à l’indifférence[9] ».

Si la recherche de la paix doit être l’objectif ultime de toutes les politiques liées à l’Ukraine, cette paix doit être durable. En outre, par principe, seule la société ukrainienne doit déterminer son propre avenir, dans le respect de tous ses membres avec leurs particularités, sans être soumis à une assimilation forcée par son voisin. Il n’y a donc pas d’opposition entre la politique visant à permettre à l’Ukraine de résister à l’agression et le désir de paix.

Pour l’instant, il ne semble pas que l’avertissement du cardinal Hollerich, soulignant que le soutien militaire doit être proportionné, risque vraiment d’être ignoré. En fait, la préoccupation à ce stade devrait plutôt être de savoir si le soutien apporté à l’Ukraine est réellement adéquat, car la fatigue commence à se faire sentir. Les dirigeants européens se sont engagés à soutenir l’Ukraine aussi longtemps et autant que nécessaire.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’inquiétudes à avoir. L’évolution de l’Europe vers le réarmement, avec une augmentation des dépenses militaires et des efforts croissants pour mieux coordonner ces intentions au niveau de l’UE, peut être justifiée, tant qu’elle est réellement orientée vers l’autodéfense et l’autonomie stratégique, et calibrée de manière appropriée aux menaces auxquelles l’Europe est confrontée. Dans le même temps, elle ne doit pas se transformer en une course aux armements, sous peine de susciter des prophéties de conflit qui se réalisent d’elles-mêmes. Les personnalités publiques doivent également veiller à ne pas céder à des postures théâtrales qui exacerbent les tensions et les craintes.

Plus généralement, le positionnement des partis politiques vis-à-vis de l’Ukraine est révélateur d’une conception plus large du projet européen. On peut accepter l’invasion de ce pays comme une donnée dans un système international dominé par la puissance, qu’elle soit économique ou militaire. Dans cette perspective, l’Union n’est donc rien d’autre qu’une tentative de protection les intérêts des « membres du club » et, là aussi, les intérêts nationaux doivent être préservés à tout prix.

Dans la perspective opposée, qui met l’accent sur la nécessité de soutenir l’Ukraine, l’UE peut être considérée comme une zone de prospérité, de démocratie et de respect des droits de l’homme qui s’étend lentement. C’est un objectif louable, et c’est certainement la façon dont l’UE veut se présenter. Il s’agit également d’un objectif difficile, qui nous réserve de nombreux débats, erreurs et controverses. Quels pays doivent être accueillis au sein de l’UE ? Quel sera l’impact des futurs élargissements sur la position politique et le bien-être économique des États membres actuels ? Combien de temps un pays peut-il raisonnablement attendre avant d’adhérer ? Comment préserver la cohésion politique, sociale et économique de l’UE si nous admettons des pays plus pauvres ? Aucune de ces questions ne peut être résolue facilement, surtout lorsqu’il s’agit de pays aussi vastes que l’Ukraine. Il est probable que certaines de ces questions restent à résoudre, après l’élargissement de l’UE aux pays d’Europe centrale et orientale.

Dans chaque pays, les électeurs devront soigneusement évaluer à qui ils font confiance pour les représenter sur ces questions. Même si le Parlement européen ne joue pas un rôle prépondérant dans bon nombre de ces questions (la défense et l’élargissement relèvent de la compétence du Conseil), il est certain que l’ambiance qui se dégage des élections influencera fortement la façon dont les responsables politiques nationaux et européens aborderont les décisions futures.

 

Conclusion

Il n’y a pas de parti ou de candidat idéal pour lequel voter. La réalité de la politique dans la plupart des pays européens, ainsi que la situation de l’Église dans la plupart des sociétés européennes, signifie que presque chaque option devra être un compromis. Mais il faut faire des choix. Les chrétiens ne peuvent pas renoncer à la place qui leur revient dans le processus démocratique. Il appartient à chacun d’évaluer en conscience, après s’être informé et avoir mûrement réfléchi, où son vote peut le mieux promouvoir le bien commun et les valeurs chrétiennes au niveau européen.

 

 

[1] Une analyse approfondie de la question peut être consultée dans le document suivant https://ecfr.eu/publication/a-sharp-right-turn-a-forecast-for-the-2024-european-parliament-elections/.

[2] COMECE, Dichiarazione in vista delle elezioni europee, 13 mars 2024 (www.chiesacattolica.it/comece-dichiarazione-in-vista-delle-elezioni-europee).

[3] Cf. Churches affirm their role in shaping Europe’s future ahead of EU elections, 20 mars 2024, in www.comece.eu/churches-affirm-their-role-in-shaping-europes-future-ahead-of-eu-elections/ ; www.agensir.it/quotidiano/2024/3/20/elezioni-europee-chiese-valori-cristiani-siano-il-fondamento-principale-del-progetto-europeo.

[4] François, Exhortation apostolique Laudate Deum, nº 57.

[5] Cf. Rising prices and social inequality could decide the European elections : Exclusive poll, 23 mars 2024 (www.euronews.com/business/2024/03/23/rising-prices-and-social-inequality-could-decide-the-european-elections-exclusive-poll).

[6] Caritas Europa, A social Europe championing solidarity and global justice, 20 avril 2023 (www.caritas.eu/european-elections-2024).

[7] François, Discours à la séance de clôture des « Rencontres Méditerranéennes », 23 septembre 2023.

[8] An open letter to negotiators in the European Commission, the Spanish Presidency of the Council of the European Union, and the European Parliament ahead of the final negotiations on the EU Pact on Migration, 19 dicembre 2023 (www.caritas.eu/open-letter-for-better-migration-policies).

[9] One year of war in Ukraine | EU Bishops : « Arrêtez cette folie de la guerre », 23 février 2023 (www.comece.eu/one-year-of-war-in-ukraine-eu-bishops-stop-this-madness-of-war).