Le 9 novembre 1989, le mur de Berlin est tombé. À partir de ce jour, des milliers de Berlinois ont démoli le symbole qui les avait retenus en otage pendant près de trente ans. C’est une date emblématique du déclin du totalitarisme. Une nouvelle ère semblait se dessiner, marquée par la mondialisation. Pourtant, elle présente aujourd’hui les traits de l’indifférence et du conflit, comme le répète souvent le pape François. Face à un mur qui s’est effondré, beaucoup d’autres ont été dressés dans le monde[1]. Le Pape, s’adressant à un groupe de Jésuites, en a parlé sans ambages : « des murs séparent même les enfants de leurs parents. Hérode vient à l’esprit. Et, d’autre part, il n’y a pas de murs pour la drogue[2] ».
Lorsque François a parlé de l’Église comme d’un « hôpital de campagne après une bataille », il ne cherchait pas à utiliser une belle image rhéthoriquement efficace. Il avait devant les yeux unscénario de « guerre mondiale par morceaux ». La crise mondiale prend des formes diverses et s’exprime par des conflits, des tarifs douaniers, des fils barbelés, des crises migratoires, des régimes qui tombent, de nouvelles alliances menaçantes et des routes commerciales qui ouvrent la voie à la richesse, mais aussi aux tensions. On peut fabriquer une carte, mais qui reste toujours incomplète[3].
Freiner la fin : l’Empire ou l’Église ?
Quel est le sens de l’histoire que nous vivons ? Il y a quelques années, Massimo Cacciari, dans un volume intitulé Le pouvoir qui freine, a indiqué une voie que nous considérons intéressante à suivre. Il avait proposé une réflexion sur la théologie politique à la lumière de la deuxième lettre aux Thessaloniciens (2,6-7). Il a écrit sur la figure énigmatique du katechon, c’est-à-dire quelque chose ou quelqu’un qui « retient » et « contient », arrêtant ou freinant l’assaut de l’Antéchrist[4]. Sa fonction est en quelque sorte comparable à celle du frère de Prométhée, Epiméthée : une fois évanoui le rêve de progrès dont Prométhée s’était chargé, c’est à son frère de régir le destin des humains, en empêchant l’ouverture des vases contenant les maux du monde.
Les Pères de l’Église ont essayé de déterminer de qui Paul parlait et ce qui pouvait arrêter la fin du monde. Jusqu’à un certain point, selon l’interprétation dominante, le katechon était l’Empire romain, avec ses potestasa dministratives qui donnaient sa cohésion au monde. Cependant, cette fonction ne peut pas exiger qu’une auctoritas spirituelle lui soit attribuée. En fait, avec l’effondrement de l’Empire, cette dernière est passée à l’Église qui, en ce sens, est devenue l’héritière de l’Empire.
Mais nous vivons aujourd’hui dans une dimension globale que l’Empire romain n’a pas connue. Voici donc notre question : quelle est la tâche de l’Église dans ce scénario complexe ? Il semble que l’on ne peut pas échapper à une alternative entre deux possibilités. La première possibilité : annoncer la fin imminente de ce « monde » et accélérer autant que possible sa conclusion. La deuxième possibilité : être un « mur de soutènement », une force de freinage, la dernière défense avant la catastrophe vers laquelle nous conduit la puissance qui domine le système de la mondialisation sauvage, qui gouverne en déréglementant les relations, en garantissant l’immunité et la sécurité seulement à l’argent, en faisant de la guerre un arbitrage. Sommes-nous sûrs qu’il n’y a pas une troisième possibilité ? C’est ce que nous allons essayer de voir.
La tâche de l’Église face à l’Apocalypse
L’Église est-elle un hôpital de campagne dans le sens où elle guérit les blessures d’une guerre désormais perdue, ou a-t-elle l’intention de revigorer les membres affaiblis qui veulent reprendre la lutte ? Il y a ceux qui, de manière militante, appuient précisément sur l’accélérateur, qui tendent à construire un ghetto de quelques « purs » contre les « autres », c’est-à-dire les nombreux méchants qui se propagent[5].
Et François ? Son ministère de Pontife romain, le vit-il avec l’utopie d’un monde meilleur ou face à la tragédie d’une démolition mondiale à éviter à tout prix ? La terre est-elle pour lui un ballon crevé dans lequel il faut donner un coup de pied pour que le mal puisse être éradiqué en indiquant « des cieux nouveaux et une terre nouvelle » ? Ou est-elle une jarre en terre cuite brisée qui doit à tout prix être restaurée morceau par morceau par un lent travail de « mise en correspondance » des pièces ?
Pour François, l’Église n’a pas la tâche de s’adapter aux dynamiques du monde, de la politique, de la société pour les consolider et les faire survivre au pire : cela, il le considère comme « mondain ». Il n’a pas non plus l’intention de prendre parti contre le monde, contre la politique et contre la société. Le Pape ne rejette pas la réalité en vue d’une apocalypse rêvée, d’une fin qui permettrait de vaincre la maladie du monde en la détruisant. Il ne pousse pas par une prédication afin que la crise du monde arrive à ses conséquences extrêmes, et il ne retient pas davantage les morceaux d’un monde qui s’effondre en cherchant des alliances confortables, des équilibres, des collatéralisations. Il n’essaie pas non plus d’éliminer le mal, car il sait que c’est impossible. Car le mal simplement se déplacerait et se manifesterait ailleurs, sous d’autres formes. Il essaie plutôt de le neutraliser. C’est en cela que réside la dialectique de l’action bergolienne. Et voici le nœud pour en comprendre le sens. Voici le problème.
Le rôle mondial du catholicisme dans le contexte actuel
C’est donc pour cette raison que, d’un point de vue diplomatique, François assume la responsabilité de positions risquées. La prudence diplomatique traditionnelle se conjugue avec l’exercice de la parrhésie, faite de clarté et parfois de dénonciation. Les positions contre le capitalisme financier spéculatif, la référence constante à la tragédie des migrants – le « véritable nœud politique mondial[6] » –, la mémoire du « génocide » arménien, la poursuite de la formalisation des relations avec la Palestine. Les échos persistants qu’ils ont générés sont ceux qui proviennent d’une « voix qui crie dans le désert », pour citer Isaïe, le prophète biblique. Or, le Pape de la miséricorde n’hésite pas à crier « maudits », lors d’une messe à Sainte-Marthe, à ceux qui fomentent les guerres et en profitent.
François se confronte au nouveau rôle mondial du catholicisme dans le contexte actuel. Dans ce contexte, sa vision est et veut être essentiellement une vision spirituelle et évangélique des relations internationales. Même quand il parle de diplomatie, comme il l’a fait lors d’une réunion privée le 3 mai 2018 à l’Académie ecclésiastique, il soutient une « diplomatie des genoux », c’est-à-dire enracinée et fondée dans la prière.
Tout repose sur l’alternative décrite au début. Si François voulait freiner l’effondrement, il ne pouvait s’appuyer que sur la loi, le pouvoir établi, la médiation entre l’État et l’Église, les règles qui permettent au système de se maintenir, jusqu’au collatéralisme. Si, au contraire, il voulait accélérer les nouveaux cieux et la nouvelle terre, il n’aurait d’autre choix que de travailler à la pioche, dénoncer et désarticuler ce qui maintient le pouvoir en place et, donc, le monde tel qu’il est en train de se configurer.
Voilà la source du conflit des interprétations. Ceux qui attaquent François le font parce qu’il l’accuse d’être en accord avec le « monde ». D’autre part, il s’en prend à l’establishment – mondain et ecclésiastique, ce qui est la même chose – et va même jusqu’à énumérer des maladies dont il souffre. Ceux qui font l’éloge de François le font parce qu’ils le ressentent miséricordieusement sensible à la réalité du monde au point de suspendre même le jugement. Puis, d’autre part, le Pape dit avec véhémence – il l’a fait lors de sa visite à Naples – que la corruption « pue », et il ne fait pas dans la demi-mesure en la dénonçant.
Il y a un critère profondément spirituel que l’on ne doit jamais perdre de vue. C’est ce qui pousse Jésus à accueillir le pécheur et à renverser les tables des marchands devant le temple. Ce critère est Jésus lui-même. Il y a ceux qui, en voyant les deux gestes, les considèrent comme contradictoires parce que – soit par rigorisme soit par laxisme – ils n’ont pas compris l’Évangile du Christ.
S’occuper de la politique internationale de François signifie se plonger dans une vision spirituelle qui se nourrit d’un sens profond de la possible catastrophe et des forces du mal en action et, en même temps, d’une confiance unique dans le mystère de Dieu qui conduit à accepter les petits pas, les épreuves, l’autorité mondaine, les discussions, les négociations, les longs délais, les médiations[7].
Cependant, cette acceptation est fondée sur la conscience que le monde n’est pas divisé entre le bien et le mal, entre bons et méchants. Le choix n’est pas le discernement des forces (partisanes, politiques, militaires…) avec lesquelles s’allier et qu’il faut soutenir pour faire triompher le bien. Cette acceptation de la conversation diplomatique est fondée sur la certitude que l’empire du bien n’est pas donné à ce monde. C’est pourquoi il faut dialoguer avec tout le monde. Le pouvoir mondial est définitivement désacralisé. Si les hommes politiques sont appelés à devenir « saints » précisément en étant des hommes politiques, en travaillant pour le bien commun, en revanche aucun pouvoir politique n’est « sacré ».
En ce sens, François a confiance en tout et seulement dans l’avenir eschatologique ; il a confiance en Dieu seul. Mais c’est précisément ce qui le pousse à faire tous les efforts possibles pour parier sur l’« intégration », sur tout ce qui – en mettant de côté toute fausse illusion d’un « empire sacré » – conduit les hommes sur la voie du bien, même au milieu des tentations de ce monde. C’est précisément pour cette raison que personne n’est le « méchant », c’est-à-dire l’incarnation du diable. Or, c’est scandaleux, car cela laisse une porte ouverte (parfois très étroite, mais ouverte malgré tout) même dans des situations politiquement problématiques.
Contre la tentation d’un catholicisme tribal
L’énergie qui l’amène à freiner la chute du monde dans l’abîme ne pousse donc pas le Pape à transiger avec les pouvoirs. C’est le point le plus délicat du raisonnement, car l’Église croit parfois que la seule façon de freiner la décadence est de s’allier à un parti politique qui lui permet de survivre en tant que pourvoyeuse de sens. C’était souvent le drame de notre Italie. Et la nostalgie n’a pas encore disparu. Bergoglio, au contraire, ne croit pas en ce pouvoir du pouvoir. Le sacré n’est jamais le support du pouvoir. Le pouvoir n’est jamais l’appui du sacré.
Le discours propre au pontificat intègre donc les thèmes de l’égalité, de la nécessité de « la terre, du foyer et du travail », ainsi que ceux liés à la liberté. Le « relativisme » se révèle aujourd’hui encore plus dans ses aspects sociaux dévastateurs. L’appel à « lutter » contre la dictature du relativisme touche au cœur de la dignité humaine, qui reste sans défense et impuissante sans terre, sans maison et sans travail. Or, ce n’est pas ainsi parce que François imagine le ciel sur terre : il ne s’agit pas d’un utopisme mondain. C’est ainsi parce que son regard est un regard de foi, qui se fonde sur le Jugement dernier, tel que l’Évangile des Béatitudes nous le présente.
À cet égard, un ambassadeur a noté que « le langage de Benoît XVI était celui de la modernité occidentale, qui d’une part reconnaît le pluralisme des visions du monde dans la société contemporaine et d’autre part dénonce la “dictature du relativisme”. Le langage de François, tout en regardant en face les nombreux défis de la modernité culturelle, considère dominant le processus de polarisation sociale et économique qui avance à l’échelle mondiale, avec une progression pressante et une intensité croissante[8] ».
À ce stade, le contraste entre laïc et chrétien – entendu comme catégories idéologiques, champs sémantiques et références abstraites – tombe. L’Esprit est irrépressible. La pensée « chrétienne » n’est pas en soi opposée à une pensée « laïque » que si elle s’est transformée en idéologie. Mais si elle devient elle-même une idéologie, elle n’a plus rien à voir avec le Christ.
En réalité – comme le pape l’a dit en Égypte[9] – toutes les oppositions sclérosées par la poussière des temps tombent. La vraie sagesse est « ouverte et en mouvement, humble et en recherche à la fois ». Il n’y a qu’un
Dans son discours pour la publication du numéro 4000 de La Civiltà Cattolica, François a déclaré : « Faites connaître la signification de la « civilisation » catholique, mais faites aussi connaître aux catholiques que Dieu est à l’œuvre également en dehors des frontières de l’Église, dans toute véritable “civilisation”, avec le souffle de l’Esprit ». Et peu avant, dans le même discours, il avait dit que « La culture vivante tend à ouvrir, à intégrer, à multiplier, à partager, à dialoguer, à donner et à recevoir au sein d’un peuple et avec les autres peuples avec lesquels elle entre en relation [10] ». Seul contraste : ou la « civilisation de la rencontre », ou la « barbarie de la confrontation ». Qu’en est-il des religions ? « La lumière polychromatique des religions a également rayonné sur cette terre ». La polychromie n’oppose pas les couleurs en les mettant en antithèse, mais les assume dans une vision non conflictuelle. Après tout, c’est le grand problème aujourd’hui : nous vivons très souvent la diversité en termes de conflit.
Pour Bergoglio, la culture a plus de valeur comme verbe que comme nom. Seuls les verbes l’expriment bien. En particulier : ouvrir, intégrer, multiplier, partager, dialoguer, donner et recevoir. Sept verbes flexibles pour le passé, le présent et l’avenir. Sept verbes qui peuvent indiquer ou inviter ou encore exprimer un impératif qui conduit à l’action[11]. Le premier est « ouvrir ».
Le Pape est loin de l’idée d’un populisme catholique ou – pire encore – d’un ethnicisme catholique, car le Dieu qu’il cherche est partout. L’idée d’un « tribalisme » qui s’approprie le livre des Évangiles ou le symbole même de la croix est ici bien loin. Les notions de racines et d’identité n’ont pas le même contenu pour l’identité catholique et l’identité néopaïenne. Les racines ethniques, triomphalistes, arrogantes et vindicatives sont tout simplement à l’opposé du christianisme.
La troisième guerre mondiale n’est pas un destin. L’éviter implique d’user de miséricorde et signifie échapper aux récits fondamentalistes et apocalyptiques habillés d’apparats et de masques religieux. François lance un défi à l’apocalypse et à la pensée des réseaux politiques qui soutiennent une apocalypse géopolitique de l’affrontement final, fatal et inévitable. La communauté des croyants, de la foi(faith), n’est jamais la communauté des combattants, de la bataille (fight).
Il faut fuir la tentation transversale de projeter la divinité sur le pouvoir politique qui s’en revêt pour ses propres fins. Ainsi, la machine narrative des millénarismes sectaires qui préparent l’apocalypse et le « choc final » est vidée de l’intérieur. L’accent mis sur la miséricorde comme attribut fondamental de Dieu exprime ce besoin radicalement chrétien.
C’est pourquoi François oppose au récit de la peur le développement constant d’un contre-récit systématique. Nous devons donc lutter contre la manipulation de cette saison d’anxiété et d’insécurité. Or, c’est aussi pour cette raison que, courageusement, le pape ne donne aucune légitimation théologico-politique aux terroristes, évitant, par exemple, toute réduction de l’islam au terrorisme islamiste. Il n’en donne pas non plus à ceux qui postulent et qui veulent une « guerre sainte » ou qui construisent des barrières de barbelés sous prétexte d’arrêter l’apocalypse et de poser un remblaiement physique et symbolique afin de rétablir « l’ordre ». En fait, le seul fil barbelé pour le chrétien est celui de la couronne d’épines que le Christ a sur la tête.
Saint François sur le trône de Saint-Pierre
François arrive, de manière provocante et évangélique, à appeler , avec une expression dense de condamnation et de compassion, « pauvres criminels » même les terroristes. Il a utilisé cette expression lors de sa rencontre avec des réfugiés et des jeunes handicapés à l’église catholique latine de Béthanie le 24 mai 2014. En filigrane, nous voyons toujours le pécheur – dans ce cas le terroriste – comme le « fils prodigue » et jamais comme une sorte d’incarnation diabolique. Il va jusqu’à l’affirmation tout à fait singulière que l’arrestation de l’agresseur injuste est vraiment un droit de l’humanité, mais en postulant aussi que c’est « un droit de l’agresseur », précisément le droit « d’être arrêté pour ne pas faire de mal ». Nous voyons ainsi la réalité sous un double angle, qui inclut et n’exclut pas l’ennemi, pour son plus grand bien.
L’amour typique du chrétien n’est pas seulement celui pour le « prochain », mais aussi celui pour l’« ennemi ». Quand on regarde l’homme qui commet l’horreur avec une forme de pietas, on triomphe d’une manière humainement inexplicable – voire « scandaleuse » –, de cette manière, au contraire, propre à la puissance intime de l’Évangile du Christ : l’amour de l’ennemi. C’est la victoire de la miséricorde.
Sans cela, l’Évangile risquerait de devenir un discours édifiant mais certainement pas révolutionnaire. Le choix de François est celui du Christ devant le Grand Inquisiteur, tel que Dostoïevski nous le présente dans les Frères Karamazov : un baiser sur les lèvres de celui qui lui annonce la sentence de mort ; ce baiser ne le fait pas changer d’avis mais fait trembler ses lèvres et « brûle son cœur ».
Le Pape a opposé une forte résistance à la fascination pour le catholicisme comme garantie politique, « dernier empire », héritier de vestiges glorieux, face à la crise du leadership mondial dans le monde occidental. Pour le dire en termes encore plus simple, il enlève au christianisme la tentation de rester l’héritier de l’Empire romain. Cet héritage qui mélange potestas politique et auctoritas spirituelle, que nous avons mentionné au début notre réflexion. Il dépouille le pouvoir spirituel de ses vêtements temporels, de sa cuirasse, de son armure oxydée et rouillée. Son habit blanc – et sans blason – ramène le christianisme au Christ. Il ne porte plus le rouge, couleur traditionnellement impériale et expression de l’imitatio imperii de l’évêque de Rome, dont le Constitutum Constantini est la justification et la sanction juridique.
Ne nous faisons pas d’illusions : l’imbrication du sacerdotium et de l’imperium n’est pas facile à démêler. Nous ne savons peut-être même pas quels seront les résultats de ce procès. Les conditions et les possibilités doivent être clarifiées. Ce qui est certain, c’est que le Pape ne couronne plus symboliquement aucun « roi » comme defensor fidei. Certes, il est un leader religieux de renommée mondiale, mais il est aussi un leader doté d’une puissance douce capable de proposer une vision du monde ouverte à l’avenir.
En ce sens, saint Pierre est saint François. Pour certains, c’est l’oxymoron, le « scandale », qui est la pierre d’achoppement dans la lecture du pontificat. L’auréole du saint d’Assise, un pauvre chrétien, coïncide avec celle du vicaire du Christ. Et il abandonne à jamais le profil de l’empereur romain. Mais il échappe aussi au danger de s’identifier à Don Quichotte qui se bat contre les moulins à vent de nos jours.
Peut-être nous arrive-t-il de penser à Dante, qui, dans De Monarchia, relie directement les auctoritas spirituelles du Pape à la paternitas. Justement à ce propos, Massimo Cacciari commente : « Une “primauté”, c’est-à-dire qui s’exprime dans la capacité de l’Église à se rendre radicalement humble, pauvre, évangélique. Ce qui signifie apparaître au monde nue, impuissante, crucifiée. Verbum abbreviatum, en bref : François est le salut de l’Église. Or, ce n’est qu’en élevant la croix de François que l’Église pourra aussi garder sa propre paternitas envers l’autorité politique[12] ».
Seule une Église qui, en confessant ouvertement qu’elle n’est pas la cité de Dieu en acte et rejette tout compromis dans la gestion du pouvoir politique, peut encore être entendue et valable dans le « siècle ». En ce sens, Paul Elie, qui a publié dans le New York Times un article intitulé « Francis, the Anti-Strongman », a raison. Il a écrit : « Aujourd’hui, c’est l’ère des hommes forts : Xi Jinping en Chine, Vladimir Poutine en Russie, Viktor Orban en Hongrie et Donald Trump aux États-Unis dédaignent les contrôles et les contrepoids, la presse indépendante et les autres forces qui pourraient contrecarrer leur pouvoir. Dans ces circonstances, le pape François est apparu comme un l’anti-homme fort. Le choix de son nom évoque François d’Assise, l’humble saint patron des pauvres[13] ». L’exhortation apostolique Gaudete et exsultate, entièrement centrée sur la sainteté et publiée exactement cinq ans après son élection, est pour le Pape le cœur de son action de « réforme » de l’Église, irréductible aux choix d’organisation de la Curie.
François veut rendre à Dieu son véritable pouvoir, qui est celui de l’intégration. Or, « intégrer » signifie « insérer les différences d’époques, de nations, de styles, de visions, dans le processus de construction ». En Corée, le Pape a clairement dit aux évêques de tout le continent asiatique que l’identité n’est pas seulement faite de contenus donnés à préserver, elle n’est pas faite d’un passé qu’il faut jalousement préserver[14]. Pour le Pape, le temps verbal de l’identité n’est pas le passé, qui génère des « tentations d’identité », mais le futur. L’identité révèle non seulement qui nous sommes, mais surtout ce que nous espérons. L’identité n’est pas donnée par qui tu étais, mais par ce que tu espères.
Or, sur ce fait repose aussi une vision de l’Église fondée sur l’espérance et l’avenir eschatologique, qui est ultra-mondaine. François avait rappelé aux évêques des États-Unis d’Amérique ceci : nous devons faire attention à ne pas tomber dans la tentation d’échanger « la puissance de la force contre l’impuissance par laquelle Dieu nous a rachetés ». Ne faites jamais de « la Croix une bannière de lutte mondaine ». Bergoglio entend libérer les bergers du sentiment qu’ils font la guerre pour défendre un ordre dont la chute conduirait à l’apocalypse du catholicisme et peut-être du monde. Le Pape ne veut pas d’évêques « consternés », comme s’ils étaient pris par une sorte de « complexe de Massada », parce que l’Église se sent entourée d’une société qu’elle doit combattre. Même la défense de ce que l’on appelle l’« Occident chrétien » est en réalité une perversion instrumentale de la morale chrétienne. Dans certains cas, on arrive jusqu’à justifier des intérêts géopolitiques ou économiques en les dissimulant dans le récit de la défense des chrétiens persécutés.
La primauté de l’autorité spirituelle et la fin de la « chrétienté ».
François révèle alors sa conviction, qu’il a formée, entre autres, enlisant le théologien jésuite Erich Przywara : nous sommes à la fin de l’ère Constantinienne et de l’expérience de Charlemagne. La « chrétienté », c’est-à-dire ce processus commencé avec Constantin dans lequel s’opère un lien organique entre la culture, la politique, les institutions et l’Église, arrive à son terme. Przywara – cité à plusieurs fois par le Souverain Pontife – était convaincu que l’Europe était née et avait grandi en relation et en opposition avec le Sacrum imperium, qui avait ses racines dans la tentative de Charlemagne d’organiser l’Occident comme un État totalitaire. Cependant, la fin de la chrétienté ne signifie nullement le déclin de l’Occident ; elle porte plutôt en elle une ressource théologique décisive, car la mission de Charlemagne est terminée. Le Christ lui-même reprend l’œuvre de conversion. Le mur qui, presque jusqu’à ce jour, empêchait l’Évangile d’atteindre les couches les plus profondes de la conscience et de pénétrer au centre de l’âme, est tombé[15].
La fin du constantinisme est « la possibilité, pour l’Église, de reprendre les voies évangéliques initiées par François d’Assise, Ignace de Loyola et Thérèse de Lisieux, en brisant la barrière qui la séparait des pauvres, pour lesquels la chrétienté – à la jonction théologique et politique des différentes formes de la chrétienté – apparaissait toujours comme l’idéologie – et la garantie – politique des classes dominantes[16] ». Or, cette vision conduit le Pape à aimer les églises du « point zéro », c’est-à-dire celles dont le pourcentage de catholiques est très faible par rapport à la population des pays dans lesquels elles se trouvent. Celles-ci sont, pourtant, des semences pour l’Église universelle. De ce fait, la géographie du Saint-Siège – y compris celle du Collège des cardinaux et celle des voyages apostoliques – est une géographie pastorale. Il y a, donc, une nette différence entre le schéma théologico-politique impérial de l’héritage « constantinien », qui veut établir le Royaume d’une divinité ici et maintenant, et le schéma théologico-politique « franciscain », qui est eschatologique, c’est-à-dire qui regarde vers l’avenir et entend orienter l’histoire présente vers le Royaume de Dieu, le royaume de justice et de paix. Dans le schéma « impérial », la divinité est évidemment la projection idéale du pouvoir constitué. Cette vision génère l’idéologie de la conquête. La vision « franciscaine », au contraire, génère le processus d’intégration.
Or, cela est encore plus vrai aujourd’hui, en ce moment où – dans un nouveau « désordre » mondial encore difficile à déchiffrer – le catholicisme acquiert de l’importance dans des questions d’intérêt mondial, telles que l’environnement, les migrants et les réfugiés, le respect des droits de l’homme. Il ne s’agit pas du tout d’isoler François avec l’étiquette trop facile et superficielle de « pape du Sud » du mondepar opposition à l’Europe sécularisée. Mais il s’agit ici, au contraire, de comprendre que la mondialisation de l’Église modifie les questions qui définissent l’impact du catholicisme dans la sphère publique.
Le 9 mai 2016, dans une interview pour le quotidien français La Croix, le Pape a, par exemple, déclaré au sujet de l’Europe : « L’Europe, oui, a des racines chrétiennes. Le christianisme a pour devoir de les arroser, mais dans un esprit de service comme pour le lavement des pieds. Le devoir du christianisme pour l’Europe, c’est le service ». Puis, il a ajouté : « l’apport du christianisme à une culture est celui du Christ avec le lavement des pieds, c’est-à-dire le service et le don de la vie[17] ».
C’est le message fort que François a donné à l’Église italienne de Florence en 2015 dans un long discours qu’il faut au plus vite sortir des archives : « Nous ne verrons rien de sa plénitude si nous n’acceptons pas que Dieu se soit vidé. Et par conséquent, nous ne comprendrons rien de l’humanisme chrétien et nos paroles seront belles, cultivées, raffinées, mais elles ne seront pas des paroles de foi. Ce seront des paroles qui résonnent dans le vide[18] ».
La primauté de l’autorité spirituelle est celle de la miséricorde. François a aussi dit aux évêques italiens : « Face aux maux et aux problèmes de l’Église, il est inutile de chercher des solutions dans des conservatismes et des fondamentalismes, dans la restauration de conduites et de formes dépassées qui n’ont plus la capacité d’être significatives, pas même culturellement. La doctrine chrétienne n’est pas un système fermé capable de générer des questions, des doutes, des interrogations, mais elle est vivante, elle sait préoccuper, elle sait animer. Elle a un visage qui n’est pas rigide, un corps qui se déplace et se développe, elle a une chair tendre : la doctrine chrétienne s’appelle Jésus Christ ».
Le pouvoir du Crucifié – et donc la puissance du crucifié – est le seul qui puisse sauver le monde.
Bergoglio sait que le « peuple élu » qui devient un « parti » entre dans un réseau complexe de dimensions religieuses, institutionnelles et politiques qui lui font perdre le sens de son service universel et l’opposent à ceux qui sont loin, à ceux qui ne lui appartiennent pas, à ceux qui sont des « ennemis ». Le fait d’être un « parti » crée l’ennemi : il faut fuir cette tentation[19]. Les recettes politiques ne peuvent pas non plus provenir directement de l’Évangile. D’autre part, l’Évangile néanmoins scrute et juge l’action du monde et ses critères. Deux exemples : Réduire les hommes, les femmes et les enfants en fuite à des objets perdus dans les eaux de notre Méditerranée ne peut être moyen de pression acceptable pour changer les traités internationaux. Pareillement, on ne peut pas séparer des enfants de leurs parents à la frontière entre les États-Unis et le Mexique en prétextant que cet acte de cruauté est une forme justifiée de dissuasion de l’immigration illégale.
Le défi de l’apocalypse après la bombe et le mur : la fraternité humaine
Au terme de notre parcours, nous pouvons revenir à la question de départ. François annonce-t-il et accélère-t-il la fin, errant dans l’utopie d’un nouveau monde, ou bien retient-il les chevilles d’un monde qui est en train de tomber en morceaux ? Il est clair, à la fin de notre itinéraire, que sa voie ne correspond parfaitement ni à l’une ni à l’autre de ces hypothèses. Il y en a un troisième.
François présente l’Église comme un signe de contradiction dans un monde habitué à l’indifférence. Il réagit, avant tout, en demandant des prières pour le monde, et tout d’abord pour lui-même. Il réagit aussi par une action pédagogique adressée à ces enfants de Dieu qui ne savent pas encore qu’ils sont des enfants et, donc, frères les uns des autres. Il sait que la mission de l’Église appartient à la sphère de l’éducation et, donc, de l’attente, de la patience.
Un exemple clair de cette action a été la signature, avec le Grand Imam d’al-Ahzar, d’un « Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune ». Un événement qui a eu lieu à Abou Dhabi, le 4 février 2019. Nous pensons que la portée de cet événement et de ce document n’a pas encore été bien comprise. Dans ses pages, il y a une intuition qui, d’une part, annule les accélérations apocalyptiques des positions djihadistes ou « néo-croisées » et, d’autre part, ne limite pas l’action thérapeutique à une simple mise en place de patchs, bandages et béquilles pour retarder la fin inévitable. Ces pages non seulement signées mais aussi écrites ensemble par le Pape et l’Imam ne sont pas prisonnières de la désillusion, mais elles ne se perdent pas non plus dans l’utopie.
Dans ce texte, la lecture de la réalité montre « une situation mondiale dominée par l’incertitude, par la déception et par la peur de l’avenir et contrôlée par des intérêts économiques aveugles ». Les deux leaders s’expriment « au nom de Dieu », mais sans poser directement de prémisses théologiques asymétriques. Ils partent plutôt de l’expérience de leur rencontre et du fait que, à partir de leur foi en Dieu, ils ont partagé à plusieurs reprises « les joies, les tristesses et les problèmes du monde contemporain ». Voici l’incipit : « La foi amène le croyant à voir dans l’autre un frère à soutenir et à aimer. De la foi en Dieu, qui a créé l’univers, les créatures et tous les êtres humains – égaux par Sa Miséricorde –, le croyant est appelé à exprimer cette fraternité humaine, en sauvegardant la création et tout l’univers et en soutenant chaque personne, spécialement celles qui sont le plus dans le besoin et les plus pauvres ».
Le Document relève courageusement le défi de la maladie de la religion qui fait de la sainteté un service de l’action politique, conçue comme cause sacrée. Elle semble, dans ses formes les plus extrêmes et les plus virulentes, pousser l’adepte à une nouvelle « création » du monde au moyen de la violence. Ainsi, il rejette la vision apocalyptique qui génère la terreur comme un instrument de la réalisation rapide de la volonté de Dieu, comprise comme destruction. Cela est en fait le noyau théologique du terrorisme religieux. François et al-Tayyeb dévoilent ensemble la dynamique perverse de cette vision et lui arrachent définitivement son caractère religieux.
La reconnaissance de la fraternité est verticale, basée sur la transcendance et la foi en Dieu. Pour les deux signataires, l’homme ne se sauve pas lui-même, comme l’affirmerait une éthique laïque, éclairée, radicale et bourgeoise. Ni l’une ni l’autre de ces fraternités n’est une donnée purement émotionnelle ou sentimentale. Ce n’est pas simplement qu’on « s’aime bien » – aussi important que ce soit. D’autre part, c’est un message fort qui a aussi une valeur politique. Ce n’est pas un hasard si elle conduit directement à une réflexion sur le sens de la « citoyenneté » : nous sommes tous frères et, donc, tous citoyens, avec des droits et des devoirs égaux, à l’ombre desquels chacun jouit de la justice. Le fait de parler de « citoyenneté » chasse à la fois les fantômes d’une fin accélérée et les solutions politiques mises en avant pour éviter le pire. En fait, l’idée de « minorité », qui porte en elle les germes du tribalisme et de l’hostilité et voit dans le visage de l’autre le masque de l’ennemi, disparaît.
Ainsi, le message prend une importance mondiale : à une époque marquée par les murs, la haine et la peur induite, ces mots bouleversent la logique mondaine du conflit nécessaire. Le Pape l’a clairement exprimé dans son message pour la Journée mondiale de la paix en 2020 : « La peur est souvent source de conflit » ; « la méfiance et la peur augmentent la fragilité des relations et le risque de violence ». Il faut donc briser la « logique morbide » de la peur. L’approche de Francois est subversive par rapport aux théologies politiques apocalyptiques qui se répandent dans les mondes islamique et chrétien. Et ce n’est pas tout. Ce n’est pas par hasard que le pape François a cité le document d’Abou Dhabi à quatre reprises lors de son voyage en Thaïlande et au Japon. Il en a fait don au patriarche bouddhiste à Bangkok, et l’a cité à Hiroshima, où la bombe atomique, avec son énergie apocalyptique destructrice, a été larguée sur l’humanité. Et déjà de fortes résonances d’harmonie avec le Document sur la fraternité humaine sont venues du monde bouddhiste, hindou, sikh.
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Nous avons commencé par le mur de Berlin et terminé avec la bombe de Hiroshima. La direction dans laquelle il faut aller pour éviter l’abîme de l’apocalypse a été tracée. Le fondement de tout est dans une phrase du Document d’Abou Dhabi : « La foi amène le croyant à voir dans l’autre un frère à soutenir et à aimer ». La fraternité est le véritable défi à l’apocalypse.
Traduction Sœur Pascale Nau op
[1]Cf. G. Salvini, « Aumentano i muri tra i popoli », Civ. Catt. 2018 I 364-371.
[2]François, « “Il nostro piccolo sentiero”. Il Pontefice incontra i gesuiti in Thailandia e Giappone », Civ. Catt. 2019 IV 419.
[3] François a utilisé l’expression « hôpital de campagne » en référence à l’Église pour la première lors de l’entretien avec moi au début du pontificat A. Spadaro, « Intervista a Papa Francesco », Civ. Catt. 2013 III 449-477. Sur la vision du monde de François, cf. Id., Il nuovo mondo di Francesco. Come il Vaticano sta cambiando la politica globale, Venise, Marsilio, 2018.
[4]Cf. M. Cacciari, Il potere che frena. Saggio di teologia politica, Milan, Adelphi, 2013.
[5] C’est la thèse d’auteurscommeRod Dreher, dont nous avons discuté dans A. Lind, « Qual è il compito dei cristiani nella società di oggi? “Opzione Benedetto” ed eresia donatista », Civ. Catt. 2018 1105-115.
[6]« Papa Francesco incontra “La Civiltà Cattolica” in occasione della pubblicazione del fascicolo 4000 », Civ. Catt. 2017 1439-447 ; ce discours se trouve en français sur le site du Vatican : http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2017/february/documents/papa-francesco_20170209_comunita-civilta-cattolica.html.
[7]Cf. François, « “Il nostro piccolo sentiero” ».
[8]P. Ferrara, Il mondo di Francesco. Bergoglio e la politica internazionale, Cinisello Balsamo (Mi), San Paolo, 2016, 21.
[9]Cf. François, Discours aux participants à la Conférence internationale pour la paix, Le Caire, 28 avril 2017.
[10]« Papa Francesco incontra “La Civiltà Cattolica” in occasione della pubblicazione del fascicolo 4000 ».
[11]Ibid.
[12]Cf. M. Cacciari, Il potere che frena.
[13]P. Elie, « Francis, the Anti-Strongman », The New York Times, 24 mars 2018.
[14]Cf. François, Discours aux évêques d’Asie, 17 août2014.
[15]Cf. ibid., 55 ; G. Zamagni, « “Tra Costantino e Hitler”. L’Europa di Friedrich Heer », dans : Id., Fine dell’era costantiniana. Retrospettiva genealogica di un concetto critico, Bologne, il Mulino, 2012, 55-57.
[16]F. Mandreoli – J. L. Narvaja, « Introduzione », dans : E. Pzrywara, L’idea d’Europa. La « crisi » di ogni politica « cristiana », Trapani, Il Pozzo di Giacobbe, 2013, 55.
[17]G. Goubert – S. Maillard, « Entretien exclusif avec le pape François », La Croix, 17 mai 2016.
[18]François, Discours à la rencontre avec les participants au Ve Congrès de l’église italienne, Florence, 10 novembre 2015.
[19]Cf. E. Pzrywara, L’idea d’Europa, 3.