Au deuxième jour de son voyage apostolique en Hongrie, le 29 avril, le pape François a rencontré les Jésuites du pays.
Vers 18 heures, il est entré dans le hall de la Nonciature, où 32 jésuites étaient réunis, dont le Provincial, le père Attila András. Il a salué plusieurs d’entre eux, un par un. La réunion a alors commencé par la salutation du père András, qui a aussi présenté la situation de la Province. À la fin, le Pape l’a remercié et dit : « Maintenant, posez les questions que vous voulez. Merci ! » Les Jésuites voulaient offrir un cadeau pour chaque réponse donnée : « C’est un jeu », a dit le socius du Provincial, le père Koronkai Zoltan. François a ri de bon cœur, mais il a demandé de poser d’abord toutes les questions, puis, à la fin, d’offrir les cadeaux tous ensemble, parce qu’il craignait de manquer de temps.
La première question concerne la pastorale des jeunes. Comment s’y prendre avec les jeunes ?
Pour moi, le mot est « témoignage ». Sans témoignage, on ne peut rien faire. On se retrouve comme dans cette belle chanson de Mina : « paroles, paroles, paroles … » Sans témoignage, on ne peut rien faire. Et qui dit témoignage dit cohérence de vie.
Cher pape François, c’est une joie de vous avoir parmi nous. Qu’est-ce qui vous a poussé à revenir en Hongrie après votre voyage en 2021 ?
La raison est que la première fois, je devais aller en Slovaquie, mais à Budapest il y avait le Congrès eucharistique. Je suis donc venu ici pour quelques heures. Mais j’ai promis de revenir, et je suis revenu.
Comment gérez-vous les jeunes en formation dans la Compagnie de Jésus et les jeunes en général ? Quels conseils pouvez-vous nous donner ?
Parler clairement. Quelqu’un disait que pour être un bon jésuite, il faut penser clairement et parler de manière obscure. Mais avec les jeunes, ce n’est pas la même chose : il faut parler clairement, leur montrer la cohérence. Les jeunes saisissent vite quand il y a de l’incohérence. Et avec les jeunes en formation, il faut parler comme à des adultes, comme on parle à des hommes, pas à des enfants. Et les initier à l’expérience spirituelle, les préparer à la grande expérience spirituelle que sont les Exercices. Les jeunes ne tolèrent pas le double langage ; pour moi, c’est évident. Mais être clair ne signifie pas du tout être agressif. La clarté doit toujours être associée à l’amabilité, à la fraternité, à la paternité.
Le mot clé est « authenticité ». Il faut laisser les jeunes dire ce qu’ils ressentent. Pour moi, le dialogue entre un jeune et un aîné est important : parler, discuter. J’attends de l’authenticité, qu’ils disent les choses telles qu’elles sont, les difficultés, les péchés… Et vous, en tant que formateur, vous devez apprendre aux jeunes la cohérence. Il est ensuite important que les jeunes dialoguent avec les personnes âgées. Les vieux ne peuvent pas rester seuls à l’infirmerie : ils doivent être en communauté, pour qu’un échange entre eux et les jeunes soit possible. Rappelez-vous cette prophétie de Joël : les vieux auront des songes et les jeunes seront des prophètes. La prophétie d’un jeune est une prophétie qui naît d’une relation de tendresse avec les personnes âgées. « Tendresse » est l’un des mots clés de Dieu : proximité, compassion et tendresse. Sur ce chemin, nous ne nous tromperons jamais. C’est le style de Dieu.
Je voudrais vous poser une question sur l’amour chrétien pour les victimes d’abus sexuels. L’Évangile nous demande d’aimer, mais comment aimer à la fois les personnes qui ont subi des abus et leurs abuseurs ? Dieu aime tout le monde. Il les aime aussi. Mais nous ? Sans jamais rien cacher, bien sûr, comment aimons-nous les abuseurs ? J’aimerais offrir la compassion et l’amour que l’Évangile demande pour tout le monde, même pour l’ennemi. Mais comment est-ce possible ?
Ce n’est pas facile du tout. Nous avons compris aujourd’hui que la réalité de l’abus est très large : il y a l’abus sexuel, l’abus psychologique, l’abus économique, avec les migrants… Vous faites référence à l’abus sexuel. Comment approcher, comment parler aux abuseurs vis-à-vis desquels nous éprouvons de l’horreur ? Oui, ce sont aussi des enfants de Dieu. Mais comment les aimer ? Votre question est très forte. L’abuseur doit être condamné, certes, mais comme un frère. Il faut comprendre la condamnation comme un acte de charité. Il y a une logique, une manière d’aimer l’ennemi qui s’exprime aussi de cette façon. Et elle n’est pas facile à comprendre et à vivre. L’agresseur est un ennemi. Chacun d’entre nous le ressent parce qu’il a de l’empathie pour la souffrance de la personne maltraitée. Lorsqu’on ressent ce que l’abus laisse dans le cœur des victimes, l’impression que l’on en retire est énorme. Même parler à l’agresseur nous rend malades ; ce n’est pas facile. Pourtant, eux aussi sont des enfants de Dieu. Et il faut une attention pastorale. Ils méritent une punition, mais ils méritent aussi un soin pastoral. Comment faire ? Non, ce n’est pas facile. Tu as raison.
Quel était votre rapport avec le père Ferenc Jalics ? Que s’est-il passé ? Comment avez-vous vécu cette situation tragique en tant que Provincial ? Vous avez reçu de lourdes accusations…
Les pères Ferenc Jalics et Orlando Yorio travaillaient dans un quartier populaire et travaillaient bien. Jalics a été mon père spirituel et mon confesseur pendant ma première et deuxième année de théologie. Dans le quartier où il travaillait, il y avait une cellule de guérilla. Mais ces deux Jésuites n’avaient rien à voir avec eux : ils étaient pasteurs, pas politiciens. Ils ont été faits prisonniers alors qu’ils étaient innocents. On n’a rien trouvé pour les accuser, mais ils ont dû passer neuf mois en prison, subissant menaces et tortures. Ils ont ensuite été libérés, mais ces choses-là laissent des blessures profondes. Jalics est venu directement me voir et nous avons parlé. Je lui ai conseillé d’aller voir sa mère aux États-Unis. La situation était trop confuse et incertaine. Puis la légende s’est développée selon laquelle c’est moi qui les aurais livrés pour qu’ils soient emprisonnés. Vous devez savoir qu’il y a un mois, la Conférence épiscopale argentine a publié deux volumes, sur les trois prévus, avec tous les documents relatifs à ce qui s’est passé entre l’Église et les militaires. Vous pouvez tout y trouver.
Mais revenons aux événements que je racontais. Quand les militaires sont partis, Jalics m’a demandé la permission de venir faire les Exercices spirituels en Argentine. Je l’ai fait venir et nous avons même célébré la messe ensemble. Je l’ai ensuite revu en tant qu’archevêque, puis en tant que Pape : il est venu me voir à Rome. Nous avons toujours eu ce rapport. Mais la dernière fois qu’il est venu me voir au Vatican, j’ai vu qu’il souffrait parce qu’il ne savait pas comment me parler. Il y avait une distance. Les blessures de ces dernières années sont restées en moi et en lui, parce que nous avons tous les deux vécu cette persécution.
Certains membres du gouvernement voulaient me « couper la tête » et ils ont soulevé non pas tant le problème de Jalics, ils ont remis en question précisément toute ma façon d’agir pendant la dictature. Ils m’ont donc convoqué à un procès. On m’a laissé le choix du lieu de l’interrogatoire. J’ai choisi de le faire dans l’évêché. Cela a duré quatre heures et dix minutes. L’un des juges a beaucoup insisté sur mon comportement. J’ai toujours répondu franchement. Mais, de mon point de vue, la seule question sérieuse et fondée est venue de l’avocat qui appartenait au parti communiste. Et grâce à cette question, les choses ont été clarifiées. Finalement, mon innocence a été établie. Mais dans ce procès, il n’a pratiquement pas été question de Jalics, mais d’autres cas de personnes qui avaient demandé de l’aide.
J’ai revu deux de ces juges ici à Rome, en tant que Pape. L’un d’eux était accompagné d’un groupe d’Argentins. Je ne l’ai pas reconnu, mais j’avais l’impression de l’avoir vu. Je le regardais, je le regardais. En moi-même, je me disais : « Mais je le connais ». Il m’a serré dans ses bras et est parti. Je l’ai ensuite revu et il s’est présenté. Je lui ai dit : « Je mérite cent fois la punition, mais pas pour cette raison ». Je lui ai dit d’être en paix avec cela. Oui, je mérite d’être jugé pour mes péchés, mais sur ce point, je veux être clair. Un autre des trois juges est également venu me dire clairement que le gouvernement les avait été chargé de me condamner.
Je tiens cependant à ajouter que lorsque Jalics et Yorio ont été arrêtés par les militaires, la situation en Argentine était confuse et on ne savait pas du tout ce qu’il fallait faire. J’ai fait ce que j’estimais devoir faire pour les défendre. Ce fut une affaire très douloureuse.
Jalics était un homme bon, un homme de Dieu, un homme qui cherchait Dieu ; mais il était victime d’un entourage auquel il n’appartenait pas. Lui-même s’en rendait compte. Il s’agissait de l’entourage des guérilleros actifs dans la région où il s’était rendu pour être aumônier. Mais dans la documentation qui a été publiée en deux volumes, vous trouverez la vérité sur cette affaire.
Le Concile Vatican II parle de la relation entre l’Église et le monde moderne. Comment réconcilier l’Église et la réalité qui est déjà au-delà de la modernité ? Comment trouver la voix de Dieu tout en aimant notre temps ?
Je ne sais pas comment répondre à cette question théoriquement, mais je sais avec certitude que la mise en œuvre du Concile est encore en cours. Il faut un siècle pour qu’un Concile soit assimilé, dit-on. Et je sais que la résistance est terrible. Il existe un incroyable restaurationnisme. Ce que j’appelle le « retour en arrière », comme le dit la Lettre aux Hébreux 10,39 : « Mais nous ne sommes pas de ceux qui reviennent en arrière ». Le flux de l’histoire et de la grâce va du bas vers le haut, comme la sève d’un arbre qui porte des fruits. Mais sans ce flux, on reste une momie. Le retour en arrière ne préserve pas la vie, jamais. Il faut changer, comme l’écrit saint Vincent de Lérins dans Commonitórium primum, lorsqu’il affirme que même le dogme de la religion chrétienne progresse, se consolide avec les années, se développe avec le temps, s’approfondit avec l’âge. Mais il s’agit d’un changement de bas en haut. Le danger aujourd’hui est le retour en arrière, la réaction contre la modernité. C’est une maladie nostalgique. C’est pourquoi j’ai décidé que les dispositions concernant la célébration selon le Missel romain de 1962 est désormais obligatoire pour tous les prêtres nouvellement consacrés. Après toutes les consultations nécessaires, j’ai pris cette décision parce que j’ai vu que cette mesure pastorale bien faite par Jean-Paul II et Benoît XVI était utilisée de manière idéologique, pour revenir en arrière. Il fallait arrêter ce retour en arrière, qui n’était pas dans la vision pastorale de mes prédécesseurs.
Dans trois semaines, je serai ordonné prêtre. Vous souvenez-vous de votre ordination sacerdotale ? Aimeriez-vous donner quelques conseils à un prêtre nouvellement ordonné ?
Nous étions cinq. Nous sommes deux encore en vie. J’ai une bonne mémoire. Et je suis reconnaissant aux supérieurs qui nous ont bien préparés, et qui ont organisé une belle célébration, simple, sans faste ni ostentation, dans le jardin de la Faculté. De beaux moments ! Et cela m’a fait plaisir de voir qu’un groupe de mes camarades du laboratoire de chimie où je travaillais, tous athées et communistes, était présent. Ils étaient présents ! L’un d’entre eux a été kidnappé puis tué par les militaires. Tu veux mon conseil : ne t’éloigne pas des vieillards !
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À la fin, François s’est levé et a dit : « Merci beaucoup pour cette visite. Nous pouvons prier Notre Dame et puis je donnerai la bénédiction ». Puis, le Pape a reçu divers cadeaux, que chacun a présenté avec des explications détaillées. François a ensuite salué individuellement ceux qu’il n’avait pas salués à l’entrée, puis une photo de groupe a été prise.
© La Civilta Cattolica | Parole et Silence, 0523, 2023