La réunion à Jakarta, Indonésie
Après avoir rencontré le président de l’Indonésie et salué les autorités et le Corps diplomatique, vers 11h30 le 4 septembre, le pape François est retourné à la nonciature de Jakarta, où il a trouvé environ 200 jésuites présents en Indonésie – environ les deux tiers des religieux de la province – qui l’attendaient, avec leur supérieur, le père Benedictus Hari Juliawan. Le Pape est entré dans la salle de réunion en forme de T en saluant et souriant. Son premier commentaire a été : « Il y a beaucoup de jeunes ici ! » En fait, un tiers des présents étaient de jeunes jésuites qui étudient la philosophie et la théologie ou qui se trouvent à cette étape de formation appelée « Régence , qui se situe entre l’étude de la philosophie et celle de la théologie et qui est généralement consacrée à une activité apostolique. François a immédiatement demandé qu’ils posent des questions pour utiliser au mieux le temps disponible : « Qui veut poser une question, lève la main ! » Le dialogue s’est déroulé en indonésien, avec la traduction en italien.
Merci, pape François, d’être venu en Indonésie et pour cette rencontre avec nous. Je suis un scolastique qui étudie la théologie. J’ai une question : comment aborder les questions les plus importantes dans l’Église aujourd’hui ? Et en particulier, comment aider les personnes les plus marginalisées et exclues ?
Je veux que les jésuites fassent du « bruit ». Lisez le livre des Actes des Apôtres pour voir ce qu’ils ont fait au début du christianisme ! L’Esprit nous conduit à faire du « bruit », à ne pas tout laisser tranquille : c’est, en somme, la manière d’affronter les questions importantes. Et rappelez-vous que les jésuites doivent rester dans les endroits les plus difficiles, où il est moins facile d’agir. C’est notre façon d’« aller au-delà » pour la plus grande gloire de Dieu. Et pour bien faire du bruit sous la conduite de l’Esprit, il faut prier, prier beaucoup. Je me souviens toujours du testament du père Arrupe, lorsqu’il demandait à ne pas abandonner la prière. Le père Arrupe voulait que les jésuites travaillent avec les réfugiés – une frontière difficile – et il l’a fait en leur demandant d’abord une chose : la prière, encore la prière. Son dernier discours, qu’il prononça à Bangkok, fut son testament aux jésuites. Il a dit : nous trouvons la force et l’inspiration pour faire face à l’injustice sociale que dans la prière. Et regardez aussi la vie de François Xavier, de Matteo Ricci et de beaucoup d’autres jésuites : ils ont pu avancer grâce à leur esprit de prière.
J’ai une question : vous parlez du dialogue interreligieux et de l’importance de l’harmonie entre les religions. Les jésuites qui vivent au Pakistan sont au contact de personnes qui ont été victimes de persécution. Quel est votre conseil ?
Je pense que le chemin du chrétien est toujours le chemin du « martyre », c’est-à-dire du témoignage. Il faut témoigner avec prudence et courage : ce sont deux éléments qui vont de pair, et c’est à chacun de trouver sa propre voie. En parlant du Pakistan, je me souviens, par exemple, de la figure d’Asia Bibi, qui a été laissée en prison pendant près de 10 ans. J’ai rencontré sa fille, qui lui apportait secrètement la communion. Elle a donné un témoignage courageux pendant de longues années. Avancez avec une prudence courageuse ! La prudence prend toujours des risques quand elle est courageuse. Au lieu de cela, la prudence pusillanime a un petit cœur.
Père, je me demande comment vous faites pour prier au milieu de vos journées tellement remplies…
J’en ai besoin, vous savez ? J’en ai vraiment besoin. Je me lève tôt, parce que je suis vieux. Après le repos, qui me fait du bien, je me lève vers 4 heures du matin, puis à 5 heures du matin, je commence la prière : je dis le bréviaire et je parle au Seigneur. Si la prière est un peu, disons, « ennuyeuse », alors je récite le chapelet. Ensuite, je vais au Palais pour les audiences. Puis, il y a le déjeuner et un peu de repos. Parfois, je prie en silence devant le Seigneur. Bien sûr, je prie en célébrant l’Eucharistie. Le soir, je dédie un peu plus de temps à la prière. Pour la prière, il est très important de faire la lecture spirituelle : nous devons faire grandir notre spiritualité avec une bonne lecture. Je prie ainsi, simplement… C’est simple, vous savez ? Parfois, je m’endors en priant. Et quand cela arrive, ce n’est pas un problème : pour moi, c’est un signe que je suis bien avec le Seigneur ! Je me repose en priant. N’abandonnez jamais la prière !
Votre Sainteté, je suis formateur. J’aimerais savoir quels sont vos conseils pour la formation dans une communauté internationale. Comment promouvoir l’interculturalité, en respectant le « background » multiculturel de ceux qui sont en formation ?
Écoute, je te dis la « plaisanterie » que le Saint-Esprit te joue. Que fait-il ? Comme je l’ai déjà dit, après la résurrection du Christ, la première chose qu’il a faite a été de créer un « désordre ». Vous devez lire attentivement les Actes des Apôtres, je le répète. L’Esprit « invente », et nous accompagne ainsi tout au long de notre vie. Que nous dit le livre des Actes des Apôtres ? Qu’à Jérusalem il y avait des gens de toutes les nations : il y avait des Parthes, des Mèdes, des Élamites. Ils étaient tous différents les uns des autres. Et chacun parlait sa propre langue. Et c’était la grâce de l’Esprit : ils faisaient du « bruit », ils parlaient leur propre langue, et tout le monde se comprenait. C’est le propre des jésuites : être des instruments de l’Esprit Saint pour faire tout ce bruit.
C’est l’inculturation. Les jésuites doivent avoir la capacité de s’inculturer, comme l’ont fait tant de missionnaires sur divers continents. Et cela implique que le jésuite prêche dans la langue appropriée, et sous la forme appropriée, selon les lieux et les temps. Les deux piliers sont l’inculturation de l’Évangile et l’évangélisation de la culture. C’est aussi pourquoi les jésuites sont tous différents les uns des autres, et c’est bien que ce soit ainsi. Il n’y a pas de modèle unique. Notre vocation est de laisser le Seigneur nous faire prêcher l’Évangile avec toute la richesse qu’il nous a donnée.
Et cela s’applique également aux conditions, aux tempéraments et aux caractères personnels. Par exemple, l’âge : un jeune ne peut pas se faire vieux, et un vieillard ne peut se rendre jeune, ce serait ridicule. Chacun est appelé à annoncer l’Évangile avec son âge, son expérience et sa culture. Et j’ajoute : c’est précisément pour cette raison que le discernement est important. Nous avons besoin de savoir discerner pour nous inculturer : chercher et trouver Dieu là où il se laisse trouver, déjà présent dans les cultures. L’exercice du discernement est dynamique : il nous aide à ne jamais pouvoir nous cacher derrière le « ça a toujours été fait comme ça », en allant de l’avant comme nous avons toujours eu l’habitude de le faire. Ce n’est pas bon : il faut discerner tout le temps. Et le discernement fait avancer.
Et il est important de ne pas discerner dans la solitude, mais aussi de dialoguer avec le supérieur. Si vous recevez une mission qui est ennuyeuse ou que vous ne pensez pas être la vôtre, faites preuve de discernement. Un bon discernement ne peut pas toujours se faire seul : il faut de la compagnie. Je parle aussi bien pour les jeunes en formation que pour les jésuites formés, et peut-être aussi pour les personnes âgées. Attention, cependant, les caricatures du discernement sont toujours à l’affût ! Je me souviens toujours du cas d’un jésuite en formation qui faisait la « régence ». Sa mère était atteinte d’un cancer, et il a demandé à son Provincial d’être transféré dans une autre ville pour être près d’elle. Il se rendit ensuite à la chapelle pour prier. Il y resta jusque très tard. Sur le chemin du retour, il trouva une lettre du Provincial glissée sous la porte. Il vit qu’elle était datée du lendemain. Le supérieur avait décidé qu’il devait rester où il était et lui avait écrit qu’il avait pris cette décision après réflexion et prière. Mais ce n’était pas vrai ! Il avait remis la lettre avec la date du lendemain au ministre[1] pour qu’il la remette le lendemain matin, mais, vu l’heure tardive, le ministre avait pensé à la mettre la glisser sous la porte la nuit même. C’est de l’hypocrisie ! Écoutez, vous qui serez supérieurs demain : ne jouez pas avec le discernement ! Nous devons écouter l’Esprit. C’est une affaire sérieuse. Et la vérité doit toujours être dite en face. Compris ?
Parmi les premiers compagnons de saint Ignace, il y a un jésuite que vous aimez beaucoup : Pierre Favre. J’ai l’impression que vous parlez plus souvent de Favre que d’Ignace lui-même. J’ai donc étudié sa personnalité et j’ai compris qu’il avait une grande capacité d’écoute et de confiance. Est-ce pour cela que vous l’aimez tant ?
Oui, c’est ça. J’ai lu plusieurs fois le Mémorial de Favre et j’en ai fait publier une édition quand j’étais Provincial. Il y a quelques récits dans son journal qui parlent d’une profonde sagesse du cœur. Et il est mort « en chemin ». Et il est resté béni. Quand je suis devenu Pape, je l’ai canonisé. Il y a de très belles études sur sa personne que vous pouvez lire. Je la définirais comme une « pastorale du cœur », dont nous avons tant besoin aujourd’hui.
Nous sommes des jeunes scolastiques, et parfois nous participons à des mouvements de protestation. J’accompagne les familles de victimes des violations des droits humains commises par le passé. Je vous laisse une lettre écrite par Mme Maria Katarina Sumarsih, mère d’une des victimes de la tragédie qui eut lieu à Semanggi en 1998, quand des civils qui manifestaient furent tués. Elle est l’une des initiatrices de Kamisan, inspirée par les Mères de la Plaza de Mayo en Argentine. Ce groupe appelle le gouvernement à révéler les violations des droits humains commises par le passé et à rendre justice aux victimes et à leurs familles. Quels conseils pouvez-vous nous donner ?
Savez-vous que la présidente du mouvement de la Plaza de Majo est venu me rendre visite ? Elle m’a ému et cela m’a beaucoup aidé de lui parler. Elle m’a transmis la passion de donner une voix à ceux qui n’en ont pas. C’est notre tâche : donner une voix à ceux qui n’en ont pas. N’oubliez pas : c’est notre tâche. La situation sous la dictature argentine était très difficile, et ces femmes, ces mères, se sont battues pour que justice soit faite. Maintenez toujours l’idéal de la justice !
Le pape François lit la lettre et voit le nom de Marta Taty Almeida, puis ajoute :
Oui, Marta Taty Almeida ! Elle est venue chez moi avant de mourir !
Je viens du Myanmar. Depuis trois ans, nous vivons au milieu d’une situation difficile. Que nous conseillez-vous de faire ? Nous avons perdu la vie, la famille, les rêves et l’avenir… Comment ne pas perdre espoir ?
La situation au Myanmar est difficile. Vous savez que les Rohingyas sont proches de mon cœur. J’étais au Myanmar et j’y ai parlé avec Mme Aung San Suu Kyi, qui était Premier ministre et qui est maintenant en prison. Ensuite, je suis allé visiter le Bangladesh, et là-bas j’ai rencontré les Rohingyas qui ont été chassés. Écoutez, il n’y a pas de réponse universelle à votre question. Il y a de bons jeunes qui se battent pour la patrie. Au Myanmar aujourd’hui, nous ne pouvons pas rester silencieux : il faut faire quelque chose ! L’avenir de votre pays doit être une paix fondée sur le respect de la dignité et des droits de tous, sur le respect d’un ordre démocratique qui permette à chacun d’apporter sa contribution au bien commun. J’ai demandé la libération de Mme Aung San Suu Kyi et j’ai reçu son fils à Rome. J’ai proposé de l’accueillir au Vatican, sur notre territoire. À l’heure actuelle, cette dame est un symbole. Et les symboles politiques doivent être défendus. Vous souvenez-vous de cette religieuse à genoux, les mains levées devant les militaires ? Ce sybole a fait le tour du monde. Je prie pour vous, les jeunes, afin que vous soyez courageux de cette manière. L’Église dans votre pays est courageuse.
Je suis le Provincial des Jésuites et je veux vous remercier pour ce que vous nous avez dit et pour votre sagesse. Je ne pose pas de questions, mais j’aimerais vous présenter une activité que nous faisons ici, et qui fait partie du Réseau mondial de prière du Pape. Nous vous présentons « Utusan », une revue bien connu en Indonésie. En collaboration avec « Rohani », une revue pour religieux, elle a invité les lecteurs à vous écrire des lettres. Beaucoup l’ont fait, y compris certains musulmans. Les lettres ont ensuite été publiées dans « Utusan » et « Rohani », ainsi que dans un livre intitulé « Murmures d’espérance : Lettres de nos cœurs pour le pape François ». Il y a aussi un cadeau de notre part : une étole fabriquée par des prisonniers avec des motifs batik, une technique de teinture indonésienne. Ce cadeau symbolise leur repentance.
Saluez les prisonniers en mon nom, saluez-les ! Lorsque j’étais archevêque de Buenos Aires, le Jeudi Saint, je ne lavais pas les pieds dans la cathédrale, mais en prison. Et là, j’ai appris à toujours dire une prière quand j’entre dans une prison : « Seigneur, pourquoi eux et pas moi ? » Cela nous fera du bien de prier ainsi lorsque nous rencontrerons des personnes qui ont échoué, qui sont tombées : « Pourquoi lui et pas moi ? »
Enfin, le Provincial a offert au Pape une sculpture en bois avec le symbole de l’IHS de la Compagnie de Jésus[2], en disant : « Avec ces cadeaux, nous espérons que le Saint-Père se souviendra toujours de nous, les jésuites d’Indonésie ». Le Pape a répondu en souriant :
Trop de cadeaux ! Merci pour tout. Priez pour moi, et pour la Compagnie afin qu’elle soit courageuse… Prions maintenant ensemble la Vierge avec un « Je vous salue Marie », chacun dans sa propre langue.
À la fin de la rencontre, François a voulu saluer tous les jésuites présents, un par un, et offrir à chacun un chapelet.
* * *
La réunion à Dili, Timor oriental
Le 10 septembre, après avoir rencontré les évêques, les prêtres et les personnes consacrées dans la cathédrale de Dili, vers 11h00, le pape François a rencontré 42 jésuites du pays. Après les salutations, le supérieur régional, Erik Jon Gerilla, a adressé un bref salut au Pape et présenté le groupe, disposé en chevrons : « Au nom de toutes les personnes présentes, permettez-moi d’exprimer mes sincères remerciements à Sa Sainteté, pour avoir aimablement reçu aujourd’hui les membres de la région jésuite indépendante de Timor. Chez nous, il y a aussi des scolastiques qui font leur formation à l’étranger, et nous avons également un prêtre à Rome. Nous sommes engagés dans le ministère de l’éducation, dans le ministère spirituel, dans le ministère social, dans le travail pastoral et la formation. Je voudrais vous présenter en particulier le père João Felgueiras, le missionnaire portugais le plus ancien, qui a maintenant 103 ans. Il a personnellement connu les premiers missionnaires jésuites et fait le lien entre l’histoire ancienne et le présent. Cette année marque une date historique pour nous, jésuites au Timor, alors que nous célébrons le 125e anniversaire de la première mission jésuite. Bien que nous ayons été expulsés du Timor en 1910, nous y sommes retournés bien des années plus tard. La chaise sur laquelle vous êtes assis maintenant, Votre Sainteté, a été faite avec du bois de l’ancienne église toujours debout, que les Jésuites ont construite en 1905.
Vous êtes travailleur ! Posez-moi des questions maintenant…
Le dialogue s’est poursuivi en espagnol et en portugais.
Bonjour, cher Saint-Père. Tout d’abord, merci beaucoup d’être ici avec nous. Je suis le directeur du Centre d’études ignatiennes et le coordinateur national du Réseau mondial de prière du Pape. C’est avec joie que je voudrais poser une question à Sa Sainteté. Quel souhait exprime la devise de votre visite au Timor oriental : « Que votre foi devienne votre culture », pour les catholiques et l’Église catholique au Timor oriental, le pays où se trouve la majorité des catholiques du continent asiatique ? À quel point cette rencontre entre foi et culture, en cette époque vraiment exigeante, s’inscrit-elle dans le contexte de la vie de l’Église au Timor ? Merci beaucoup, Saint-Père.
Une chose doit être claire dans la prédication de l’Évangile : évangéliser la culture, mais aussi inculturer l’Évangile. La foi doit être inculturée. Une foi qui ne crée pas la culture est une foi de prosélytisme. Nous ne devons pas oublier ce qu’a dit Benoît XVI : l’Évangile ne se répand pas par le prosélytisme, mais par l’inculturation. L’évangélisation de la culture et l’inculturation de la foi doivent aller de pair, et nous devons y être attentifs. Rappelez-vous toujours le style de notre mission en Chine !
Saint-Père, à la lumière des défis mondiaux auxquels l’Église est confrontée, quels sont les domaines clés que les jésuites du Timor oriental devraient prioriser dans leur mission apostolique ?
Le défi de l’Église est toujours de ne pas s’éloigner du peuple de Dieu. Nous devons fuir les idéologies ecclésiales. C’est le défi que je vous laisse : ne vous éloignez pas des personnes, qui sont le bien le plus précieux.
J’ai été ordonné prêtre il y a trois ans et je rends grâce à Dieu pour l’appel à être jésuite. Je suis actuellement l’économe des jésuites au Timor. Je suis fier de faire partie du Secrétariat de la Charité, qui a préparé la visite de Sa Sainteté. Ce fut une expérience riche et une leçon de vie. Je tiens à exprimer mes sincères remerciements pour cette occasion précieuse et privilégiée. J’ai une question sur le rapport entre l’Église et la Compagnie de Jésus : quelle est, selon vous, le rapport de la Compagnie avec l’Église universelle ?
C’est un rapport conflictuel, toujours ! [le Pape le dit en riant]. Je suis entré au noviciat en 1958, j’ai donc vécu tout le changement conciliaire. J’ai participé à l’élection du père Kolvenbach, où il y avait déjà un groupe de jésuites espagnols qui accusaient la Compagnie de trahir l’Église. En ce moment de crise de la Compagnie de Jésus, il était très important d’avoir un Père Général charismatique. Et là, j’ai vu les tensions se développer dans l’Église. Le discours que saint Paul VI a prononcé pour la XXXIIe Congrégation générale est une œuvre d’art. Il énonce clairement ce que l’Église attend de la Compagnie. Je vous demande de lire ce discours : c’est un chef-d’œuvre. Une fois pape, j’ai demandé s’il y en avait un manuscrit ; alors le bibliothécaire est allé aux Archives Secrètes et me l’a apports. Il l’a écrit de sa propre main. C’est pourquoi je dis que c’est spontané. J’ai vu le brouillon écrit de sa propre main. Lisez-le, c’est un discours fort. C’est le rapport avec l’Église, une relation de liberté.
Ensuite, il y a eu des moments qui ont été interprétés comme des affrontements, comme lorsque saint Jean-Paul II est allé rendre visite au père Arrupe, qui était déjà malade. Et le père Dezza fut nommé pour diriger temporairement la Compagnie à ce moment-là. Certains l’ont désigné comme un conservateur qui aurait un impact négatif. Et au lieu de cela, c’était un grand homme. Il nous a aidés à comprendre comment gouverner la Société dans une tempête. Vous avez dû piloter plusieurs tempêtes ici. Apprenez de cette tradition dans les moments difficiles de la Compagnie !
Le Timor oriental est un pays très catholique. Il y a un risque de cléricalisme. Qu’en pensez-vous ?
Vous mettez le doigt sur la plaie : le cléricalisme, qui est partout. Par exemple, au Vatican, il y a une forte culture cléricale, qui essaie lentement de changer. Le cléricalisme est l’un des moyens les plus subtils utilisés par le diable. Le père de Lubac, dans les dernières pages de son livre Méditations sur l’Église, parle de « mondanité spirituelle ». Et il dit que c’est la pire chose qui puisse arriver à l’Église, encore pire que le temps des concubines du pape. Le cléricalisme est la mondanité ultime au sein du clergé. Une culture cléricale est une culture mondaine. C’est pourquoi saint Ignace insiste tant sur l’examen de la mondanité, de l’esprit du monde, parce que nos péchés, surtout pour les hommes des frontières, seront là : dans la mondanité intellectuelle, dans la mondanité politique…
La figure de Pedro Favre, que j’aime beaucoup, m’aide beaucoup, l’un des plus grands hommes que la Compagnie ait eu. Élu Pape, je l’ai fait saint. Un grand homme. Et Favre était un prêtre non clérical, allant de lieu en lieu au service de Dieu. À mon avis, pour vous, pour nous prêtres, cette mondanité spirituelle est la maladie la plus difficile à surmonter.
J’ai rassemblé un livre de choses que j’ai écrites à ce sujet quand j’étais archevêque. Entre autres choses, il y a une lettre que j’ai écrite sur la mondanité et le cléricalisme. Saint Ignace nous fait demander la grâce de ne pas avoir l’esprit du monde. Si vous avez le temps, lisez-le ; c’est dans un petit livre intitulé : Santos no mundanos[3]. Le cléricalisme est la pire maladie. Alors, vous dites : « Ici, il y a du cléricalisme », eh bien il faut prendre en charge et enseigner aux jeunes prêtres une autre façon de vivre leur ministère. Le cléricalisme est une culture qui détruit l’Église. Par conséquent, vous devez le combattre. La façon de lutter est d’être les bergers du peuple. Mais vous pouvez me dire : « Je travaille à l’université, parmi les intellectuels ». Eh bien, ces intellectuels que vous avez là-bas à l’université, ce sont vos « gens ». Soyez les bergers de votre peuple ! Une dernière chose pour éviter le cléricalisme, j’emprunte les paroles de saint Paul à Timothée : « Souviens-toi de ta mère et de ta grand-mère. » Quand cela vous monte à la tête, pensez à votre mère et à votre grand-mère ! La foi qu’elles vous ont transmis n’était pas du cléricalisme, c’était autre chose…
Saint-Père, au cours de vos 11 années comme premier Pape jésuite, quelles ont été les décisions les plus importantes et les défis les plus difficiles pour l’Église catholique universelle ?
Ce que l’on pourrait appeler un programme de pontificat se trouve dans Evangelii Gaudium. Vous pouvez y trouver la réponse. J’aimerais vous rappeler quelque chose au sujet de la prédication. Pour moi, il est très important de trouver des prédicateurs qui soient proches des gens et de Dieu. J’aime les prêtres qui prêchent pendant 8 minutes et disent tout. Et puis la miséricorde : pardonnez toujours ! Si quelqu’un demande pardon, vous lui pardonnez. J’avoue qu’en 53 ans de sacerdoce, je n’ai jamais refusé l’absolution. Même si c’était incomplet. J’ai entendu un cardinal dire que, lorsqu’il est dans le confessionnal et que les gens commencent à lui raconter les péchés les plus graves, en balbutiant de honte, il dit toujours : « Allez-y, allez-y, j’ai déjà compris », même s’il n’a rien compris. Dieu comprend tout. S’il vous plaît, ne transformons pas le confessionnal en clinique psychiatrique, ne le transformons pas en tribunal. S’il y a une question à poser – et j’espère qu’il y en a peu –, elle est posée et ensuite l’absolution est donnée. Un confesseur de Buenos Aires, un capucin que j’ai fait cardinal et qui a 96 ans, confesse toute la journée. Une fois, il est venu me voir et m’a dit : « J’ai un scrupule, parce que je pardonne toujours, je pardonne tout ». « Et que faites-vous quand vous avez ce scrupule ? » lui demandai-je. « Je vais vers le Seigneur et je lui dis : Concilie-toi avec toi-même ! Parce que tu m’as donné le mauvais exemple ! »
Avez-vous des conseils particuliers pour notre travail au Timor-Leste en matière de justice sociale ?
La justice sociale doit prendre en compte les trois langages humains : le langage de l’esprit, le langage du cœur et le langage des mains. Être un intellectuel abstrait de la réalité n’aide pas à promouvoir la justice sociale ; le cœur sans l’intellect, il ne sert pas non plus ; et un langage de mains sans cœur et sans intellect est inutile.
La manière dont le père Arrupe a parlé aux jésuites d’Amérique latine du danger de l’idéologie mélangée à la justice sociale est importante. Le père Arrupe nous a envoyé une lettre pastorale très riche sur la justice sociale. Puis, saint Jean-Paul II nous en a envoyé une autre.
C’est une caractéristique des jésuites, par exemple, lorsqu’ils se sont rapprochés des communautés indigènes : partir du travail, de la culture et de la musique. Ils ont également aidé les esclaves noirs qui se sont échappés de l’esclavage dans des « réductions » appelées quilombos. Autrement dit, les jésuites aidaient aussi ceux qui, en raison de l’étroitesse d’esprit de l’époque, étaient considérés comme des délinquants sociaux parce qu’ils s’étaient échappés de l’esclavage. L’histoire de la Compagnie regorge d’exemples de justice sociale. Et aucun de ces grands hommes n’était « communiste » ; non : ils étaient jésuites, et ils ont porté en avant la dimension sociale de l’Évangile.
Le jour du jugement, on ne demandera à aucun d’entre nous : « Comment vous êtes-vous comportés ? Alliez-vous à la messe tous les dimanches ? Avez-vous assisté à des réunions ? Avez-vous obéi au provincial ? Je ne vous dis pas d’être désobéissants, bien sûr, mais le Seigneur ne nous demandera pas cela. Au lieu de cela, il nous demandera : « J’avais faim, m’avez-vous donné à manger ? J’avais soif, m’avez-vous donné à boire ? J’étais en prison, m’avez-vous rendu visite ? J’étais un fugitif, m’avez-vous aidé ? » C’est sur cela que nous serons jugés. Et c’est ce que dit le Seigneur. La justice sociale est donc une partie essentielle et intégrante de l’Évangile.
Il est très beau de voir comment ce désir de justice sociale a porté ses fruits, au cours de l’histoire, selon les époques, les personnes et les lieux, comme le dit saint Ignace. Quand saint Ignace nous demande d’être créatifs, il nous dit : regardez les lieux, les temps et les gens. Les règles, les constitutions sont importantes, mais elles tiennent toujours compte des lieux, des temps et des personnes. C’est un défi de créativité et de justice sociale. C’est ainsi que la justice sociale doit être établie, et non avec des théories socialistes. L’Évangile a sa propre voix.
Comment pouvons-nous impliquer les laïcs dans notre mission, conformément à votre appel à une Église plus inclusive et participative ?
Pour sa mission d’inculturation, la Compagnie a besoin des laïcs, et j’aime ce que la Compagnie fait avec eux en divers endroits. Il y a quelques mois, le président d’une université jésuite, qui a une équipe de professeurs laïcs, évidemment des hommes et des femmes, est venu me rendre visite. Je lui ai demandé : « Et que font les jésuites ? » Il a répondu : « Ce qu’ils doivent faire : nous accompagner pastoralement et nous donner des critères ». Le jésuite, quand il sait qu’on peut prendre quelque chose à un laïc, le lui laisse. J’insiste beaucoup sur l’importance de laisser de la place aux laïcs. Peut-être parce que j’y suis habitué. Quand j’étais provincial, nous avions trois universités catholiques, dont deux étaient lourdement endettées. Avec l’une d’entre elles, l’Universidad del Salvador de Buenos Aires, nous avons entamé un processus de transfert aux laïcs, qui la dirigent depuis 25 ans maintenant et tout se passe très bien, et même mieux qu’avant. Les jésuites aident dans le travail pastoral. L’autre université de Salta, qui était dirigée par les jésuites du Wisconsin, a été reprise par l’archevêché, et elle a très bien fonctionné. Il n’en reste qu’une, dans laquelle presque tous les postes de direction sont occupés par des laïcs, et les jésuites s’occupent de la pastorale. Il s’agit d’une université fondée par la Compagnie de Jésus. J’ai dû faire ces trois changements : en donner une aux laïcs, une autre à l’archevêché, et ne garder que la troisième pour que je puisse bien la gérer. C’est mon expérience. N’oubliez pas que l’important est la pastorale, à la fois intellectuelle, qui est fondamentale, et celle liée à la proximité avec les jeunes. Par exemple, j’ai des neveux qui étudient dans une université à Washington, à Georgetown. Les jésuites ont organisé un bon système et les étudiants ont une bonne formation spirituelle, intellectuelle et communautaire. À la question : « L’université est-elle aujourd’hui un apostolat social ? », ma réponse est : « Oui, certainement ! » Évidemment, pour préparer les prochains dirigeants universitaires.
Merci d’être pasteur de l’Église avec un style qui sait montrer la puissance de l’Évangile de Jésus face au matérialisme et à la sécularisation. Comment avez-vous élaboré votre programme de gouvernement ? Nous, les jésuites, aimerions avoir vos conseils pour faire face aux défis de notre vocation. Que nous conseillez-vous de faire ?
J’ai été élu Pape, sans imaginer que je pouvais l’être. Mais, une fois élu, j’ai réfléchi au programme que je devais suivre. Ce que les cardinaux avaient dit lors des réunions qui ont précédé le Conclave, c’est ce que j’ai senti que je devais valoriser et faire pour que cela devienne un programme. Car, quand on fait quelque chose seulement de ses propres mains, ce n’est ni fructueux ni utile. Chacun de nous doit poursuivre ce qui lui a été confié, mais avec l’originalité des lieux, des temps et des personnes. Bien sûr, je viens d’Amérique latine et, par exemple, un Allemand peut ne pas me comprendre tout de suite, parce que nos cultures sont différentes. Le critère est toujours le même : assumer la mission parce qu’elle vous a été donnée. On demande à ceux qui sont élus Pape s’ils acceptent ou non. Mais une fois que vous avez accepté, vous n’avez pas le choix : ou vous allez de l’avant avec vos critères abstraits et personnels, ou vous allez de l’avant avec ce que l’Église vous demande. C’esz ainsi que j’ai développé mon programme.
L’histoire de Clément XIV me vient à l’esprit. Je regrette beaucoup son sort. Grâce aux manœuvres de la monarchie espagnole, il fut élu Pape. C’était un homme bon, mais naïf. Il avait un secrétaire nommé Bontempi, qui n’était pas peu. Avec la complicité de l’ambassadeur d’Espagne, il réussit à dissoudre la Compagnie de Jésus. Ganganelli était un homme faible dans son gouvernement, manipuilé par un secrétaire scélérat et rusé. Un jésuite doit être fort dans ce qu’il fait, fort aussi dans l’obéissance, et ne doit se laisser diriger par personne. Il écoute les conseils, oui, mais à la fin, il décide judicieusement. À la mort du pape Clément XIV, Bontempi, qui était un frère conventuel, se cacha dans l’ambassade d’Espagne. Après le passage de la tempête, il s’est présenté à son Supérieur général avec trois bulles papales : une qui lui permettait de manipuler de l’argent, une autre qui lui permettait de vivre à l’extérieur du couvent et une troisième qui, si je me souviens bien, lui permettait de voyager n’importe où. Et son supérieur, qui était un homme de Dieu, lui dit : « Il te manque le quatrième ! » Lequel ? – lui a demandé Bontempi –. Il n’y en a que trois ! « Celui qui assure le salut de ton âme », a-t-il répondu. Je vous conseille de lire l’histoire de la suppression de la Compagnie de Pastor dans son histoire des Papes[4]. Chaque jésuite devrait connaître les histoires dans lesquelles la Compagnie a été menacée d’être détruite[5].
À la fin de la rencontre, les jésuites présents ont offert au Pape quelques cadeaux, puis deux emballages en plastique transparent dans lesquels étaient rassemblées des cartes avec des prières que de nombreuses personnes ont confiées à François. Il les a reçus, a posé ses mains sur les intentions et les a bénies. La rencontre s’est terminée par la récitation de l’« Ave Maria » et par les photos rituelles. Le Pape a remis à chacun un chapelet au moment de le saluer individuellement.
* * *
La réunion à Singapour
Le 11 septembre, François a quitté Dili pour se rendre à Singapour, après un vol d’environ 4 heures, atterrissant vers 16h00. De l’aéroport, il s’est rendu au Centre de retraite Saint-François-Xavier, où il devait rencontrer les jésuites à 18h15. Malgré l’emploi du temps serré, François s’est présenté à la réunion environ une demi-heure à l’avance.
Bienvenue ! Bienvenue ! Je suis heureux de vous rencontrer. Nous avons bien une heure pour être ensemble. Commencez à poser des questions ! Qui est le plus courageux ? Avancez !
François, permettez-moi de vous présenter le groupe, dit un jésuite, parlant espagnol. Bienvenue à Singapour, la ville des lions, tout d’abord ! Je suis un jésuite de Malaisie et j’ai récemment été ordonné prêtre… Disons que je suis un bébé…
Ah, vous êtes le premier à parler et je pensais que vous étiez le Père Provincial ! [dit le Pape en riant].
J’aimerais vous présenter notre région. Nous sommes ici 25 jésuites de la région Malaisie-Singapour, dont le Provincial, qui est ici, à mes côtés, et qui s’appelle François comme vous. Il y a aussi un jésuite de Bangkok qui appartient à la province d’Afrique du Sud et un autre d’Allemagne. Dans cette région nous sommes 40. L’âge moyen est de 56 ans. 2/3 sont malaisiens et 1/3 Singapouriens. Les vocations sont peu nombreuses, et un seul d’entre nous a moins de 40 ans. La moyenne est d’un novice tous les deux ans. Nous sommes peu nombreux, mais passionnés par le service du Seigneur. Nous avons deux paroisses très vivantes et actives : l’une à Singapour, dédiée à saint Ignace ; et une en Malaisie, dédié à saint François Xavier. Toutes deux ont été fondées en 1961. Nous avons deux centres de spiritualité, l’un en Malaisie et l’autre à Singapour, ainsi qu’un internat en Malaisie. Nous sommes heureux de vous rencontrez personnellement en tant que frère et ami dans le Seigneur. Merci pour le temps que vous nous accordez !
Le Pape, s’adressant au groupe, commente en riant :
« Il sait comment vendre le produit ! Posez-moi vos questions maintenant ! »
Le dialogue se poursuit en anglais, avec traduction en italien.
Père, quelle mission est importante pour nous, jésuites en Asie ?
Je ne connais pas bien les lignes générales de la Compagnie universelle, mais le père Arrupe a certainement beaucoup insisté sur la mission en Asie. Il a fait ses adieux en Asie, lorsqu’il a visité le centre de réfugiés de Bangkok. Le père Arrupe a dit deux choses à ce moment-là : travailler avec les réfugiés et ne pas abandonner la prière. Une œuvre importante de la Compagnie en Asie est celle des centres sociaux et de l’apostolat intellectuel et éducatif. Parfois, on pense que le jésuite moderne devrait quitter les collèges. Mais, s’il vous plaît, non ! La Compagnie a pour tâche de former les cœurs et les esprits des gens. Cela se fait dans les écoles, et cela se fait aussi en ayant des professeurs laïcs. Je crois que dans cette région de l’Asie, cet apostolat de l’éducation est nécessaire, en même temps que l’apostolat social. Avez-vous des revues ici en Asie ? Parce que les publications jésuites sont aussi un apostolat important.
Je voudrais souligner une chose : notre travail est d’inculturer la foi et d’évangéliser la culture. Il faut évangéliser la culture, inculturer la foi : c’était une belle intuition des premiers jésuites. Pensez aux jésuites chinois qui l’ont compris tout de suite ! Puis, à Rome, ils se sont scandalisés, ils ont eu peur. Le pire est arrivé avec les « réductions » en Amérique latine, qui ont été fermées à cause d’une façon de penser qui venait d’en haut, de l’autorité, mais qui n’était pas l’esprit de Jésus. Finalement, que s’est-il passé ? On a fait couper la tête aux jésuites.
Je suis heureux que vous vouliez nous écouter, et nous sommes encore plus heureux de vous écouter. J’ai été envoyé travailler dans le Réseau Mondial de Prière du Pape. Je travaille avec des jeunes, et ils ont produit des bandes dessinées qu’ils veulent que vous voyiez. Ce travail, qui s’appelait « l’Apostolat de la Prière », était traditionnellement fait avec les personnes âgées, et maintenant il implique aussi les jeunes. Ces jeunes travaillent dur, mais quand vient le temps pour quelqu’un de penser à nous rejoindre dans la Compagnie, il est difficile pour eux de prendre une décision.
Et pourquoi ?
Ils nous admirent, mais quand vient le moment de nous rejoindre, alors ils attendent, ils repoussent…
La vocation est comme ça. Chacun de nous a rencontré de la résistance dans sa vocation. Nous devons aider les jeunes non seulement à penser, mais aussi à ressentir et à travailler. Par exemple, je connais des diocèses urbains qui, dans certaines paroisses, ont une pastorale nocturne appelée « la nuit de la solidarité ». Dans ces paroisses, les jeunes sont enthousiastes à l’idée d’aider les pauvres, de leur donner à manger. Ensuite, ils ont leur propre rythme de maturation de la foi. Tout le monde ne va pas à la messe le dimanche ou n’est pas croyant, mais ils s’approchent et mûrissent en s’engageant. À mon époque, l’évangélisation se faisait par des conférences. En revanche, aujourd’hui il faut prendre les jeunes tels qu’ils sont. Vous devez poser les défis de nature sociale et éducative qu’ils ressentent comme étant les leurs, et les accompagner dans la foi avec parrhésia et prudence.
Sur l’apostolat de la prière : ce n’est pas quelque chose de démodé, non ! Il est très attaché au culte du Sacré-Cœur. Dans le mois à venir, je publierai une lettre sur la dévotion au Sacré-Cœur. Et c’est une mission proprement jésuite : le culte du Sacré-Cœur. C’est vraiment la nôtre.
Je suis curé de l’église Saint-Ignace. Voici la première question : quand vous avez été élu, j’ai donné une interview à la télé et j’ai dit qu’il était impensable qu’un jésuite devienne Pape.
Des erreurs sont parfois commises [dit le Pape en riant].
Ma question est la suivante : quelle est la plus grande croix que vous portez en tant que jésuite devenu Pape ?
Être pape est une croix comme la tienne. Chacun a sa propre croix. Le Seigneur t’accompagne, te console, te donne de la force. Et tant de fois, tu dois beaucoup prier pour avoir la lumière pour les décisions. Mais tout le monde doit le faire. C’est très beau de voir comment le Seigneur te parle à travers les gens, Il te parle à travers ceux qui sont capables de prier mieux, des gens simples. Le curé a aussi ses collaborateurs, tout comme le Pape. Et le Pape doit beaucoup écouter. J’essaie aussi de ne pas perdre mon sens de l’humour. C’est vraiment important. Le sens de l’humour, c’est la santé. J’exagère peut-être, mais être le Pape n’est pas plus difficile ni très différent d’être prêtre, religieuse, évêque. En bref, il s’agit de rester à la place où le Seigneur t’a placé, en suivant ta vocation : ce n’est pas une pénitence.
Dans mon cas, je suis allé au Conclave et j’ai fait mes calculs, et je me suis dit : « Le Pape sera élu bientôt et l’installation pas lieu pendant la Semaine sainte, qui était alors la semaine suivante ». Pour cette raison, j’ai pris le billet de retour pour le samedi avant le dimanche des Rameaux, afin d’être dans le diocèse pour la célébration. J’avais laissé les homélies de la Semaine sainte déjà préparées. Je ne m’y attendais donc pas. C’est ainsi que les choses se passent ; nous avançons, comme le Seigneur le veut. Dans un livre du journaliste Gerard O’Connell, j’ai lu que, lorsque j’ai été élu, un cardinal a dit de moi à un autre : « Cela va être un désastre ! » Le Seigneur dira si j’ai été un désastre !
Vous avez commencé à parler du père Arrupe. J’ai travaillé pendant plus de 25 ans avec le Service jésuite des réfugiés et maintenant je travaille dans le nord avec des réfugiés et aussi avec les Rohingyas du Myanmar. Je travaille également sur « Laudato si’ » en Malaisie. Pour moi le lien entre la foi et la justice est un grand défi. Je trouve beaucoup de fidèles attachés aux dévotions, mais quand la foi s’exprime dans la justice et le soin de la création, alors les gens s’en détournent. Il m’est très difficile de parler de comment l’Évangile doit se traduire dans les œuvres, les choix, la vie quotidienne, au service de l’humanité souffrante et de la création. Parfois, je me sens découragé…
Un grand « scandale », pour ainsi dire, dans la Compagnie fut le célèbre Décret IV de la XXXIIe Congrégation générale[6]. J’étais dans cette Congrégation. Oui, cela a provoqué un scandale majeur dans un groupe de jésuites espagnols qui cherchaient à discréditer le père Arrupe comme s’il avait trahi la mission de la Compagnie. Je me souviens aussi que le père Arrupe a été rappelé par la Secrétairerie d’État en raison d’une certaine préoccupation pour le chemin que la Compagnie était en train d’emprunter. Et il était toujours obéissant. C’était une période très difficile. Je connaissais directement cette situation, parce que j’avais un jésuite dans la province argentine impliqué avec ceux qui résistaient à la Congrégation générale et au père Arrupe. C’étaient des groupes très militants. Je l’ai appelé. Il m’a dit un jour : « Le plus beau jour de ma vie sera quand je verrai le père Arrupe pendu sur la place Saint-Pierre ». Le père Arrupe a souffert avec pardon et miséricorde.
Lorsque saint Jean-Paul II nomma délégué pontifical pour la Compagnie le père Paolo Dezza, qui resta en fonction jusqu’à l’élection du nouveau Général, il lui baisa la main. Le père Arrupe était un homme de Dieu. Je fais tout mon possible pour qu’il soit béatifié. Il est vraiment un jésuite modèle : il n’avait pas peur, il ne disait jamais du mal des autres, il s’est engagé pour l’inculturation de la foi et pour l’évangélisation de la culture. Plusieurs fois, je me suis rendu en secret dans l’église du Gesù pour prier, et je passais toujours devant la tombe du père Arrupe. L’évangélisation de la culture et l’inculturation de la foi : telles sont les missions fondamentales de la Compagnie.
Saint-Père, je suis curé de paroisse en Malaisie. Je pense que nous avons l’obligation de promouvoir notre identité jésuite. Et cela nous est facilité aussi grâce à vous, parce que vous manifestez publiquement et visiblement ce que signifie être « un homme pour les autres ». Nous attirons beaucoup de jeunes, mais ils n’entrent pas dans la Compagnie, parce que la formation est très longue et ils croient que seules les personnes très intelligentes peuvent entrer. Ma question est la suivante : comment changer ce narratif ? Devons-nous continuer à avoir des exigences élevées et passer de nombreuses années en formation ou devrions-nous peut-être changer ?
Ne baissez jamais l’idéal ! Nous pouvons revoir la façon dont nous travaillons avec les jeunes, bien sûr, mais nous ne devons pas abaisser l’idéal. Les jeunes ont soif d’authenticité. Aujourd’hui, par exemple, avant de prendre l’avion, j’ai rencontré les jeunes du Timor oriental : j’ai senti qu’ils étaient courageux ! Ils veulent s’engager, et ils ont besoin d’être accompagnés dans leurs idéaux. J’ai dit aux jeunes ce matin : « Faites du bruit ». La deuxième chose que j’ai dite, c’est qu’ils doivent s’occuper des personnes âgées. Cette relation directe entre les jeunes et les anciens est vraiment importante pour moi. Travailler avec les jeunes, c’est quelque chose qui s’invente tous les jours. Il faut de la créativité. Et ne vous découragez jamais.
L’une de mes expériences, c’est que les évêques diocésains n’apprécient pas les vocations religieuses. Ils nous considèrent comme des membres du clergé diocésain. Ils n’ont pas le sens de la vie religieuse comme charisme donné à l’Église. Que faire ?
Vous avez raison, je comprends. C’est un problème pour toute l’Église dans le monde. J’y relie une autre question, celle de l’ordination d’un jésuite comme évêque. Nous, jésuites, devons dire « non ». Toutefois, si le Pape le veut, il y a un quatrième vœu et il faut dire « oui ». Je vais dire mon expérience : j’ai dit « non » deux fois. On m’a demandé un jour d’être évêque dans la région des ruines des anciennes missions jésuites à la frontière avec le Paraguay. J’ai répondu que je voulais être prêtre et non gardien de ruines. Une autre fois, j’étais à Cordoue, et là, le nonce m’a appelé au téléphone et m’a dit qu’il voulait me parler. Mes supérieurs m’ont interdit de quitter la ville : c’était une période très douloureuse pour moi. Puis le nonce m’a dit qu’il viendrait à l’aéroport et que nous nous y rencontrerions. Là, il m’a dit : le Pape vous a nommé évêque, et c’est la lettre du Père Général qui le permet. Tout avait donc déjà été décidé et préparé. Le Général était alors le P. Kolvenbach, un homme de Dieu. Nous, jésuites, devons obéir à l’Église. Ignace av écrit les règles pour « sentir avec l’Église ». Si le Pape vous envoie en mission, vous devez obéir. Mais pour l’épiscopat, le premier réflexe est toujours de dire « non ».
Quelle est votre vision de l’Église de l’avenir à la lumière de la synodalité ? Quelle est la relation entre l’Église locale et l’Église centrale ?
Le Synode que nous nous mettons en œuvre porte sur la synodalité. Le Synode des évêques est né d’une intuition de saint Paul VI, parce que l’Église d’Occident a perdu la dimension de la synodalité, tandis que l’Église d’Orient l’a conservée. À la fin du Concile, saint Paul VI a créé le Secrétariat pour le Synode des évêques, afin que tous les évêques aient une dimension synodale de dialogue. En 2001, j’étais rapporteur pour le Synode des évêques : j’ai rassemblé le matériel et l’ai arrangé. Le secrétaire du Synode l’a examiné et a dit d’enlever telle ou telle chose qui avait été approuvée par un vote des différents groupes. Il y avait des choses qu’il ne jugeait pas appropriées et il m’a dit : « Non, on ne vote pas sur ceci, on ne vote pas sur cela… » En bref, on n’avait pas bien compris ce qu’était un Synode.
Un autre problème est de savoir si seuls les évêques peuvent voter ou aussi les prêtres, les laïcs ou les femmes. Dans ce Synode, c’est la première fois que les femmes peuvent voter. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il y a eu un développement pour vivre cette synodalité. Et c’est une grâce du Seigneur, parce que la synodalité doit se faire non seulement au niveau de l’Église universelle, mais aussi dans les Églises locales, dans les paroisses, dans les institutions éducatives… La synodalité est une valeur de l’Église à tous les niveaux. Ce fut un très beau parcours. Cela comporte autre chose : la capacité de discernement. La synodalité est une grâce de l’Église. Ce n’est pas la démocratie. C’est autre chose, cela nécessite le discernement.
Père, j’ai deux questions. Je suis enseignant. Vous avez dit qu’il fallait rêver. Quel rêve avez-vous pour nous à Singapour ? Ensuite, je vous pose une autre question, parce que je ne pourrais pas dormir ce soir si je ne vous la posais pas : Quand Matteo Ricci sera-t-il canonisé ?
Matteo Ricci est une grande figure. Il y a toujours eu des problèmes, mais le procès se poursuit et je veux qu’il avance. Nous devons prier pour que les conditions de la canonisation soient en place.
Je ne sais pas quel est mon rêve ! J’avance. Par exemple : être ici est un rêve pour moi ! Écouter l’Église ici pour mieux la servir est un rêve.
En pensant à la Compagnie, je la rêve unie, courageuse. Je préfère qu’elle se trompe par courage que par souci de sécurité. Certes on peut dire : « Si on est dans les lieux de lutte, aux frontières, il y a toujours le risque de « glisser »… » Et moi je réponds : « Alors glissez ! » Ceux qui craignent toujours de faire des erreurs ne font rien dans la vie. Soyez courageux dans les situations difficiles de l’apostolat ! Courageux, mais humble avec une pleine ouverture de conscience. Ensuite, la communauté, le Provincial vous aidera à aller de l’avant ! Nous avons une grande grâce dans l’ouverture de conscience. Le jésuite qui cache des choses à son supérieur finira mal.
« Mais j’ai honte de dire à mon supérieur mes erreurs », pourriez-vous dire. Mais nous, les supérieurs, nous commettons aussi des erreurs : nous sommes frères. Le supérieur doit aussi parler à son supérieur. L’ouverture de conscience est une grande grâce et aussi une grande responsabilité pour le supérieur. Il faut être très humble pour accompagner ses frères et sœurs dans leur vie. Certains disent que l’ouverture de conscience va à l’encontre de la liberté. Ce n’est pas comme ça. Ce n’est un joyau : nous manifestons les choses telles qu’elles sont devant Dieu, et le supérieur, qui connaît ses propres faiblesses, t’accompagne. Et c’est là notre fraternité.
Peut-être que l’insulte la plus laide que nous recevons est celle d’être hypocrite. Vous pouvez également le trouver dans le dictionnaire : « Jésuite » signifie aussi « hypocrite ». C’est une calomnie, parce que notre vocation doit être à l’opposé de l’hypocrisie. L’ouverture de conscience est une grâce de la Compagnie. Compris ?
Maintenant, nous avons deux choses pour vous : une marionnette de saint Ignace tout d’abord !
Savez-vous que saint Ignace avait le sens de l’humour ? Et il avait beaucoup de patience. Pensez à la patience qu’il a dû avoir avec Simão Rodrigues et tous les autres…
Et puis nous avons deux paquets de prières écrites par les fidèles de la paroisse de Singapour. Je suis ici pour que vous les bénissiez.
C’est quelque chose qui me touche au cœur ! Merci ! Vous prêchez la prière !
Les deux paquets de prières ont été apportés au Pape. Après avoir imposé silencieusement les mains, il donna la bénédiction.
Merci pour ce que vous faites. Je vous promets que je prierai pour que vous ayez des vocations. Maintenant, nous pouvons prier ensemble un « Je vous salue Marie » et ensuite je vous donnerai la bénédiction. Je vous remettrai un chapelet, en vous saluant personnellement. Priez pour moi ! Pour, pas contre ! Je vous dis cela parce qu’une fois, après l’Audience générale sur la place Saint-Pierre, j’ai rencontré une vieille femme aux beaux yeux. C’était une femme humble. Je me suis approché d’elle, je l’ai saluée et j’ai regardé dans ses beaux yeux. Je lui ai demandé : « Quel âge avez-vous ? » Et elle a répondu : « 87 ans ». « Que mangez-vous pour rester en forme ? » Et elle m’a dit qu’elle faisait de bons raviolis. « Priez pour moi ! » lui ai-je dit. « Je le fais tous les jours », a-t-il répondu. Et je lui ai demandé : « Mais priez-vous pour ou contre ? » La dame m’a regardé et m’a montré le Vatican et a dit : « Ils prient contre vous là-bas ! »
[1] Dans les communautés jésuites, le « ministre » est le vice-supérieur.
[2] IHS sont les initiales de Iesus Hominum Salvator.
[3] Cf. J. M. Bergoglio, Santi, non mondani. La grazia di Dio ci salva dalla corruzione interiore, Cité du Vatican, Libreria Editrice Vaticana, 2023. Guérir de la corruption, Editions Parole et Silence, 2013.
[4] Ludwig von Pastor (1854-1928) est un historien et diplomate allemand naturalisé autrichien. Son œuvre la plus connue est l’Histoire des papes de la fin du Moyen Âge, qui a été publiée en 16 volumes.
[5] Cf. J. M. Bergoglio, Lettres de la Tribulation, Milan, Anchor, 2019, 12.
[6] Le titre du décret est « Notre mission aujourd’hui : diaconie de la foi et promotion de la justice ».