« 2 PASOLINI »  Andrei Ujica en dialogue avec « l’Évangile selon Matthieu »
Published Date:3 novembre 2022
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C’est toujours une expérience stimulante que d’être confronté à un artiste qui n’est pas satisfait de ce qu’il a créé, car sa frustration est le résultat de flèches qui pointent dans une autre direction. C’est le cas du réalisateur roumain Andrei Ujica[1] dans sa confrontation avec Pier Paolo Pasolini.

Au printemps 2000, Ujica a été invité par la Fondation Cartier pour l’art contemporain à réaliser un court-métrage tiré du documentaire de Pasolini, Sopraluoghi in Palestina per « Il Vangelo secondo Matteo » (Repérages en Palestine pour L’Évangile selon saint Matthieu)[2]. Le court métrage a été présenté à Paris dans le cadre de l’exposition Le Désert en juin 2000, mais le résultat l’a laissé insatisfait. Vingt ans plus tard – à l’approche du centenaire de la naissance du réalisateur –, Ujica a repris le projet, créant la version actuelle de 2 Pasolini, en apportant des modifications au montage de l’image et au son. Le titre a plusieurs explications : il fait référence au fait qu’il découle de deux films – Repérages et L’Évangile –, mais aussi au fait que le court-métrage se veut un chemin « vers » (en jouant avec la prononciation anglaise de two/to) Pasolini, en construisant un dialogue étroit avec lui.

L’œuvre a été présentée dans le cadre de l’exposition Mondo Reale – dont le commissaire est Hervé Chandès, directeur général de la Fondation Cartier – à la Triennale de Milan, qui rassemble des œuvres exprimant le sentiment de l’inconnu perçu dans le monde dans lequel nous vivons, entre autres à travers la rencontre avec la foi et les phénomènes de la nature[3]. Le pouvoir de la foi et le pouvoir de la nature sont deux éléments qui, en effet, ressortent avec force dans l’œuvre d’Ujica. Se confronter à ce court métrage est une manière de dialoguer avec Pasolini et son inspiration.

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Le paysage est déjà évangélique

Au cours de l’été 1963, Pasolini fait un voyage en Terre sainte afin de trouver l’image juste pour son film Il Vangelo secondo Matteo (L’Évangile selon Matthieu), en vue de se préparer au tournage désormais imminent du film. C’est précisément à partir de là que commence le travail d’Ujica, qui rapporte sa conversation avec l’homme qui a accompagné Pasolini, Don Andrea Carraro, de la Pro Civitate Christiana d’Assise. « Je suis intrigué par le choix que le Christ a fait d’un endroit si terriblement stérile, si terriblement dépourvu d’ornements, si terriblement dépourvu de tout confort », dit Pasolini à Don Carraro, en fléchissant le terrible adverbe, répété parfaitement trois fois, avec la douceur de son accent frioulan. « Tu vois, Don Andrea – lui dit le directeur – le mot « spirituel » a un sens légèrement différent pour nous deux. Pour vous, spirituel signifie quelque chose d’intime et de religieux. Pour moi, le spirituel correspond à esthétique ». Ujica nous fait écouter les paroles de Pasolini qui démontent un fait : à une déception pratique correspond une profonde révélation esthétique, qui consiste en l’aridité du paysage. Cette révélation coïncide avec une déception.

Ici, l’élément naturel émerge avec force : le paysage déçoit le réalisateur de L’Évangile selon saint Matthieu. Tout semble « brûlé dans la matière et dans l’esprit ». Mais où cette intuition le mène-t-elle ? Il avoue : « Mon idée que plus les choses sont petites et humbles, plus elles sont profondes et belles, trouve ici une confirmation à laquelle je ne m’attendais pas. Je me suis rendu compte que cette idée est encore plus vraie que je ne l’avais imaginé. L’idée de ces quatre falaises nues de la prédication est devenue pour moi une idée esthétique, et donc une idée spirituelle ».

Voilà, pour Pasolini, il y a déjà ici tout l’Évangile. Le paysage est déjà l’Évangile. Il s’agit d’une image forte, bien capturée par Ujica. La « brûlure » devient un signe de la dimension de l’esprit et de celle des enfers, de la Bonne Nouvelle de Jésus comme de la morne aridité. Le feu est le signe de la nature comme du mysticisme.

C’est à partir de cette brûlure que Pasolini a pris la décision de choisir pour son film le monde archaïque qu’il avait trouvé encore intact au début des années 1960 dans le sud de l’Italie, comme un lieu équivalent à la Palestine du temps de Jésus, l’expression d’une résistance extrême et assoiffée de modernité. C’est le sens de la révélation, qui a les traits d’un oxymore, d’une révolution, celle de l’Évangile, qui « réduit à rien les choses qui sont », comme l’écrit Paul de Tarse, si importante pour la réflexion pasolinienne sur le christianisme.

L’impétuosité des vagues et des mots

C’est ici que se manifeste la posture ambiguë – le chiffre du titre 2 Pasolini est aussi valable en ce sens – du Pasolini catholique et marxiste. L’ambiguïté ne réside pas seulement dans la combinaison des deux affiliations, mais aussi dans les affiliations elles-mêmes. Considérons aussi que derrière l’Évangile se cache un autre film que Pasolini n’a jamais tourné et dont on ne connaît que deux cadrages (2050 et 402) qui se trouvent dans La Ricotta, c’est-à-dire Les Chroniques de saint Matthieu, où le protagoniste Stracci est une figure christique (très contestée, à la limite – c’est du moins ce qu’on a compris – du blasphème)[4]. Donc, encore une fois 2 Pasolini.

Ujica saisit trois images fondamentales du Christ dans le film de Pasolini, qui composent presque une dialectique hégélienne. Il choisit dans L’Évangile les images d’un Jésus seul, dans le désert, les yeux et les mains levés au ciel. C’est une image statique et verticale, qui s’élève vers les nuages. Suivent des images de Jésus marchant dans le vent. Il s’agit d’images dynamiques et horizontales, marquant une transcendance « vers l’avant » plutôt que « vers le haut ». La troisième image est celle de Jésus debout sur des eaux tumultueuses : une image statique et dynamique. Jésus ne marche pas sur les eaux, mais il les domine comme une statue. Ses paroles sont enflammées, révolutionnaires. Les eaux sont puissamment agitées. Le metteur en scène les a reprises – extrêmement puissantes – de Maudite tempête, Alaska, le berceau des tempêtes et Par delà les Sept Mers du réalisateur Dominique Pipat. Cependant, l’on ne sait pas si ce sont les paroles de Jésus qui agitent les eaux ou vice versa. Les paroles et les vagues unissent le mystère des éléments associés à la révolution du message cinglant du Christ.

La mer déchaînée constitue le premier mouvement. Les images des eaux sont en noir et blanc, mais passent ensuite à un sépia rougeâtre qui semble transformer l’eau en magma, en lave volcanique brûlante et bouillonnante. Suit le deuxième mouvement, qui revient aux images du Repérages de Pasolini : la vision du désert et la voiture du réalisateur qui avance lentement, accompagnée des mots : « En disparaissant, tu as fait disparaître le peu qui était ton monde ici-bas, le laissant comme consumé par ton feu ». La combustion, la brûlure, revient comme un signe de l’aridité, mais aussi du feu spirituel.

La question reste ouverte de savoir si pour Ujica le Jésus de Pasolini est le créateur d’un cosmos ou l’agitateur duchaos. Il confirme cependant certainement le fait que L’Évangile de Pasolini n’est pas inspiré par la pietas, mais par un instinct ou – comme le réalisateur l’a dit au producteur Alfredo Bini – le résultat d’une « furieuse vague irrationnelle », d’une « terrible énergie, presque physique, d’un élan préprogrammé ». Peut-être la prémisse d’un cosmos, le cosmos biblique du livre de la Genèse, émergeant des eaux confuses et bouillonnantes, finalement séparé de la terre « créée » par le doigt de Dieu. Ce sont les images qu’Ujica avait à l’esprit en travaillant sur son œuvre.

Tupac to Pasolini

Dans la représentation pasolinienne de Jésus – avec le visage byzantin et baroque, hiératique et fier d’Enrique Irazoqui –, Ujica discerne les traits d’un « proto-révolutionnaire », comme il l’a lui-même appelé. Cela aussi, il le communique dans son court-métrage, en dialoguant avec la bande sonore de Pasolini. Ujica sait que L’Évangile est composé comme une mosaïque à partir des chœurs de la Passion selon saint Matthieu de Bach, en alternance avec des morceaux de la Missa Luba, interprétée en latin par des indigènes d’Afrique centrale, des chants populaires, des compositions de compositeurs anciens et modernes. Le spiritual intitulé Sometimes I Feel like a Motherless Child est juxtaposé à Mozart.

Puis, Ujica prend la responsabilité de clore son ouvrage par une réponse contemporaine : la musique de Tupac Shakur, aussi connu sous le nom de 2 Pac, un genre de prophète révolutionnaire du rap, assassiné en 1996, à l’âge de 25 ans. Le film se termine par un remix original de ses chansons qui a pris le nom de 2 Pac 2 Pasolini, également connu sous le nom de Tupac to Pasolini. Le chiffre 2 revient, et le rap – conversant idéalement avec Mozart, Bach et les spirituals – devient la clé musicale d’une révolution inachevée mais nécessaire. Peut-être aussi marquée par la figure de Tupac et la mort violente de Pier Paolo.

* * *

Le générique nous apprend que le film est dédié à la mémoire du prêtre orthodoxe et écrivain d’avant-garde, cher au directeur, connu sous le pseudonyme de Jonathan X. Uranus[5].

Les titres s’enchaînent subtilement en blanc sur noir, tandis que reviennent à l’esprit les mots écrits par Pasolini dans une lettre à Don Giovanni Rossi en décembre 1964, où il évoque une grâce : « Je suis toujours tombé de cheval ; je ne me suis jamais pavané en selle (comme beaucoup de puissants dans la vie, ou beaucoup de pécheurs misérables) : je suis toujours tombé, et l’un de mes pieds s’est pris dans l’étrier, de sorte que ma course n’est pas une chevauchée, mais un être traîné en avant, avec ma tête qui se heurte à la poussière et aux pierres ».

[1] Andrei Ujicǎ, né en 1951 à Timișoara, en Roumanie, a commencé sa carrière de cinéaste en 1990. Avec Harun Farocki, il a créé Videograms of a Revolution, sur les relations entre le pouvoir politique et les médias à la fin de la « Guerre froide ». Le film a été classé par la revue Cahiers du Cinéma comme l’un des 10 films les plus subversifs de tous les temps. Son œuvre suivante, Out of the Present, raconte l’histoire du cosmonaute Sergei Krikalëv, qui passe dix mois à bord de Mir alors que l’Union soviétique s’effondre sur Terre. Son projet de 2005, Unknown Quantity, crée une conversation fictive entre Paul Virilio et Svetlana Alexievich. En 2010, il a tourné L’autobiographie de Nicolae Ceausescu. Depuis 2001, Ujicǎ est professeur de cinéma à l’université de Karlsruhe pour les arts et le design. En 2002, il a fondé le Centre d’art et de technologie des médias de Karlsruhe, dont il est le directeur.

[2] Il convient de noter que le titre original porte le dictionnaire Sopraluoghi (Inspections) et non le plus courant Sopralluoghi (Répérages), qui prévalait alors également pour l’œuvre de Pasolini.

[3] Cf. https://triennale.org/eventi/mondo-reale.

[4] Cf. T. Subini, Le cronache di S. Matteo. Il film amato e accantonato di Pier Paolo Pasolini, Turin, Utet, 2022.

[5] Son vrai nom est Marcel Avramescu (1909-84).